Mulholland Drive, sorti il y a plus de dix ans maintenant, reste le film le plus connu, ou du moins le plus typique de David Lynch. Il a une réputation, méritée, de film extrêmement complexe. Et comme c’est un film qui ne ressemble à aucun autre, je vais devoir faire une critique qui ne ressemble à aucune autre. Pendant une heure et demie, on comprend à peu près la trame du film. Ce sont les 30 dernières minutes, avec changements d’identité comme Lynch adore (voir Lost Highway). Et les cinq dernières minutes consistent en un enchaînement de scènes déjà vues mais avec d’autres personnes qui au départ n’étaient pas ensemble et pas dans les mêmes endroits et qui se disent des choses bizarres, dans des couleurs bizarres. Silencio. Fin. Voici le déroulement de Mulholland Drive, film plus agréable à suivre que Lost Highway, à mon goût, mais qui, une fois parti en sucette, ne fait pas les choses à moitié. Alors, maintenant, parlons de ce qui fait la saveur de Mulholland Drive. C’est un film de sensations, mais pas dans le sens péjoratif du terme. On parle de film à sensations pour évoquer les blockbusters de Michael Bay, où ça tire, où ça explose, mais où il n’y a pas de scénario. Je ne parle donc pas d’un film à sensations dans cette optique, mais le principe est le même. Dans Mulholland Drive, on passe par toutes les émotions : l’angoisse, la joie, la tristesse, l’hilarité, la frustration, la colère, le doute. Ce sont des sentiments que l’on retrouve dans la plupart des films, mais d’habitude, ces sentiments sont amenés grâce à un scénario cohérent. Ici, pas de place à un développement logique de l’histoire. Lynch nous fait peur en faisant marcher Naomi Watts à travers les pièces de son appartement, il nous fait pleurer en nous emmenant sans prévenir dans un club de musique, il nous rend joyeux en montrant deux personnes âgées plein de bonté et de générosité, il nous fait rire en montrant deux producteurs complètement barrés accrocs à l’Espresso. Ce sont des émotions qui surprennent, car elles n’interviennent pas au moment où on les attend, elles ne servent pas à l’élaboration d’une intrigue. Ce sont des sensations à l’état brut, comme si Lynch essayait de revenir à la base du cinéma, à sa substance même. Autre chose que j’aime dans le film de Lynch, c’est qu’il y a un thème qui parcourt le film de bout en bout : le passage dans une autre réalité. Même si Mulholland Drive n’est pas un chef d’œuvre, il faut reconnaître que David Lynch a réussi un coup de maître : nous donner l’impression constante que l’histoire à laquelle nous assistons peut basculer, à tout moment, dans le chaos et la démence la plus totale. Les personnages ont beau être civilisés, exprimer des choses cohérentes, des indices laissés par le réalisateur éveillent notre méfiance. On sent que malgré cette façade de normalité, de civisme, il faudrait peu de choses pour que tout s’effondre et devienne chaotique. Le couple de vieux que Naomi Watts quitte, dans l’aéroport, au début du film, semble un couple normal, gentil, simple. Ils rient, ils encouragent la jeune actrice en devenir. Mais une fois montés en voiture, ils continuent à sourire, à sourire comme si leurs lèvres étaient coincées. Se sont-ils moqués de la fille, sont-ils juste heureux d’arriver à Los Angeles ? Sont-ils fous ? Pareil pour le réalisateur à qui il arrive un tas de malheurs. Il agit de façon cohérente, pourtant, derrière son regard impénétrable, on sent qu’il a une part de folie. Difficile, tandis que les situations s’enchaînent, de se rattacher à des éléments rassurants. Tous les lieux, tous les personnages, donnent l’impression d’un monde sans cesse sur le point de s’écrouler en miettes. Au bout d’1h40, le coffre mystérieux qui crée tant de problèmes dans le film trouve sa clé, et la, on plonge dans ce capharnaüm que l’on redoutait depuis le début. Et c’est là la limite du film de Lynch. De 1, on a l’impression que papy Lynch nous sert sa bonne vieille recette du : je vous balance des noms différents, je mets quelques scènes lesbiennes et je termine par des images fluos. De 2, le film reste enfermé dans son monde. Mulholland Drive aurait été un chef d’œuvre s’il s’était terminé par une libération : un passage dans une autre réalité, ces réalités que l’on a parfois, nous-même, l’impression de frôler au détour d’un miroir ou d’une illusion d’optique. Or David Lynch ne fait pas éclater cette liberté. Le film devient fou, mais le monde reste sagement en place. La boucle se boucle de façon un peu fade. Alors, comment définir Mulholland Drive ? Ce n’est pas le chef d’œuvre que décrivent les fanatiques de Lynch, car il dérape, il n’est pas toujours à la hauteur de l’ambition de départ, et parce qu’on n’adhère pas toujours à l’incompréhensibilité de certaines scènes. Mais Mulholland Drive confirme le talent du réalisateur, créateur d’énigmes époustouflantes, d’émotions brutes et belles, et d’ambiances délicieuses.