Le film a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2022.
Le titre du documentaire renvoie à De humani corporis fabrica libri septem ("À propos de la fabrique du corps humain en sept livres"), un traité d'anatomie humaine d'André Vésale, qu'il a rédigé entre 1539 à 1542. Il s'agit d'un ouvrage fondateur de l'anatomie moderne, marquant un tournant historique dans le rapport à la science, à la médecine et aux corps.
Alors que la médecine moderne s’est appropriée les outils du cinéma pour sa propre pratique, les réalisateurs ont voulu à leur tour utiliser les moyens développés par la médecine pour faire un film qui donne "une représentation du corps qui nous soit moins familière mais qui élargisse les manières dont nous existons dans le monde. Il s’agit de trouver un moyen de repenser notre intériorité, de façon plus incarnée, plus corporelle."
À l'instar de la structure du livre d'André Vésale auquel son titre fait référence, De Humani Corporis Fabrica devait être découpé en sept séquences tournées dans sept pays et montrant sept opérations chirurgicales concernant différentes parties de l’anatomie (le squelette, les muscles, les viscères, le cerveau, le système nerveux, le système sanguin, le système respiratoire). Mais les réalisateurs ont abandonné cette idée, trop complexe à mettre en œuvre et qui risquait de figer leur approche.
Après s'être intéressé au cannibal japonais Issei Sagawa dans Caniba, Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor filment le corps humain comme on ne l'a jamais vu. "Comme dans nos autres films, on se tient à un seuil entre la beauté et l’horreur", affirme Paravel. Le duo cherche toujours à réinterroger les tabous, à expérimenter pourquoi et en quoi il y a des interdits, des refoulements. Avec De Humani Corporis Fabrica, il s'agissait de se confronter à notre propre finitude, "au double sens du rapport à la mort à venir inéluctablement et de la clôture de chaque corps : clôture qui désigne à la fois le corps physique, l’enveloppe que nous vivons étanche de notre peau, et l’individu comme valeur, peut-être surévaluée, ou qui dissimule combien nous sommes aussi des êtres collectifs".
Au-delà des images chocs, le film montre la fragilité "de notre état sanitaire, à toutes les échelles, individuelles, familiales, amicales, et jusqu’au niveau de la planète." Une vulnérabilité renforcée par la pandémie de Covid-19. Lucien Castaing-Taylor précise : "Le film voudrait inciter aussi à penser autrement à notre corps individuel et collectif, et aussi aux relations aux autres espèces – pas seulement les virus, qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de chacun(e), mais l’ensemble des êtres. C’est une des dimensions politiques du film."
Les réalisateurs ont obtenu un accord de principe, sans contrepartie, de la direction des Hôpitaux du Nord de Paris pour pouvoir tourner. Ils ont été eux-mêmes étonnés de la bienveillance avec laquelle ils ont été reçu par les médecins et le personnel soignant. Il en a été de même pour les patients, comme l'explique Lucien Castaing-Taylor : "Surpris que notre présence soit non seulement acceptée, mais souvent souhaitée, nous avons réalisé que nous étions fréquemment perçus comme des sortes de témoins protecteurs, que notre présence, celle d’un tiers absolument pas lié à la pathologie, les rassurait. Y compris au cours des anesthésies, lorsqu’ils sont dénudés, sans défense."
Les réalisateurs ont d'abord essayé plusieurs modèles de caméras endoscopiques, mais elles manquaient d’autonomie car elles devaient rester attachées à une colonne ou à une prise. Désireux d'être plus libres dans leurs mouvements, ils ont demandé à un ami à Zurich, Patrick Lindenmaier, et à sa société, Andromeda, de leur fabriquer une très petite caméra avec une esthétique très proche de celle des optiques médicales, mais qui était complètement autonome. Lucien Castaing-Taylor précise : "Il s’agit d’une version modifiée d’une “ lipstick camera ”, matériel de prise de vue très petit et maniable, de la taille d’un bâton de rouge à lèvres. Pratiquement tout ce qui est filmé par nous l’a été avec cet appareil, qui donne aux images une plasticité qui les lie aux images filmées à l’intérieur par les outils des médecins et des chirurgiens, et qui constitue près de la moitié du film. Le but est d’inviter à percevoir les liants et les affinités entre intérieur et extérieur, entre corps du patient et corps médical".
Ils ont aussi utilisé les caméras scialytiques installées au-dessus de la table d’opération et qui enregistrent tout ce qui se passe, à des fins d’archives, d’enseignement, éventuellement aussi judiciaires, ainsi que des images filmées à l’intérieur des microscopes.
Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor ont d'abord voulu tourner dans des hôpitaux à Boston mais il était très difficile de pouvoir filmer en raison des responsables de la communication de chaque établissement. La majorité du documentaire a été tournée dans les hôpitaux de Beaujon et de Bichat-Claude Bernard, à Clichy et Paris. Si huit hôpitaux sont cités dans le générique de fin, "nous n’avons pas filmé dans tous les endroits remerciés à la fin du film, nous sommes allés discuter, rencontrer des personnes avec des compétences particulières dans de nombreux endroits", précise Verena Paravel.
De Humani Corporis Fabrica a nécessité entre six et sept ans de travail. Lucien Castaing-Taylor souligne : "Mais il faut comprendre que nous commençons toujours par une longue enquête de terrain. Nous sommes d’abord des anthropologues, avant le tournage proprement dit il y a plusieurs années de recherche, de terrain, parfois avec l’utilisation de la caméra, mais comme outil de prise de notes, pas en vue de séquences destinées au film".
Le film s'achève dans une salle de garde, sur les murs de laquelle a été dessinée une fresque pornographique représentant les médecins de différents services. "Pour moi, cette scène montre le trouble inhérent à l’activité médicale, qui consiste à faire un grand nombre d’actes interdits dans la vie courante, qui font intrusion dans les corps de multiples manières. Tout le monde fait comme si cela allait de soi mais il y a une zone de malaise énorme pour ceux qui pratiquent cela en permanence, malaise qui a besoin d’exutoires, de traductions visibles pour que les praticiens puissent continuer à vivre et à exercer leur métier. C’est typiquement une thérapie carnavalesque, où le recours à l’obscène est une réponse purgative ou cathartique aux violences qu’ils subissent", déclare Lucien Castaing-Taylor.