Une caméra glisse lentement dans le couchant rose de la Polynésie, en un long travelling sur des containers internationaux. Cette fabuleuse entrée en matière est déjà engourdie d’un rythme de tropiques ensorcelantes, comme si l’image s’abandonnait dans le plaisir de la couleur. Beaucoup à dire sur « Pacifiction », sans trop savoir comment ; peut-être par les couleurs justement, par la lumière. Etrange rencontre de l’île, de la colonie, de la langue, avec un cinéaste européen qui n’a eu de cesse de filmer des états transitoires, entre l’extase et la catatonie. Serra est le filmeur de ce qui s’apprête à mourir, ou à s’évanouir. Ode à la fin de quelque chose, la ballade dans la pampa d’un Don Quichotte réinventé dans « Honor de cavalleria » (son premier film, et certainement l’un des plus beaux du cinéma européen des années 2000), attestait déjà d’un regard éclatant et d’une attention à la matière, au transport des images. Tourné dans un numérique archaïque repassé sur pellicule, « Honor de cavalleria » était cette sorte de rêve de cinéma fait de silence, d’éternelles marches dans les blés, d’assoupissements. Et puis la langue surgissait soudain au bout d’une heure, comme une fonction primitive.
Cette insouciance à l’oeuvre s’est noircie avec plusieurs films radicaux et plus ou moins aimables ; et « Pacifiction » offre enfin un retour vers les vertiges de l’image, vers la mollesse, la lenteur, l’engourdissement, dont il semble faire l’éloge. Ce qui flamboie dans le plan, ce sont les pièges de la carte postale (ce roman-photo de l’exotisme colonial), les couchers de soleil, le plaisir que l’on ne peut réfréner à tomber dans le cliché, car ce bonheur-là est inévitable : il est une matière naturelle, propagée, environnante. Serra, en alchimiste inspiré, n’en a pas peur. Il s’en sert pour peindre un tableau qui ne cherche pas Gauguin mais tout un mythe sur les planqués de la République, déambulant en roue libre dans les sortilèges des Terres lointaines : en ça le film prend le parti magnifique d’une secrète comédie, d’un cinéma muté outre-mer. Serra créé pour cela un personnage inoubliable, un fantoche divaguant dans le rose et le vert, et lui met en bouche la langue si familière et secrète des gens d’importance. En Haut-Commissaire de la République, Magimel campe une figure invisible au cinéma, à laquelle on dédie enfin le parler : parler mécanique, fait d’arrangements, de courbettes et de flagornerie - une langue qui brasse de l’air, ne disant rien tout en se faisant parfaitement comprendre. Langue belle et triste car elle a contaminé l’île, et ce faisant la langue des hommes, originelle.
Et pourtant qu’est-ce donc qui nous fait suivre et comprendre, derrière la mascarade, ce personnage de mauvais roman de gare? Qu’est-ce donc qui hypnotise et rend à la langue diplomatique une beauté sauvage, la sonorité presque lumineuse d’un psaume? C’est une langue explorée comme un terrain fictionnel, tout en décalage. Là est la fiction du titre, qui ne ment pas sur son aspect ludique. Mais ce qu’il y a de drôle ici est un rire du « malgré soi », une sorte d’accident ; on se prête à sourire ou à rire face à ce personnage qui échappe aux définitions, parce que nous ne serons jamais lui. C’est en ça un pur personnage de cinéma : il est d’un réel qui n’existe pas, et on ne peut rien projeter en lui, sur lui. Il n’est ni bon ni mal, et sa fonction politique n’a aucune emprise sur les relations entre les hommes, les femmes, et surtout Shana, travestie d’une beauté sculpturale de laquelle il s’entoure comme une alliée platonique - ou bien n’est-elle que son reflet dans l’eau.
La langue comme outil de communication qui permet de rester en équilibre au-dessus du vide : derrière la grotesque pantomime d’un pouvoir de petit veilleur, se cache l’ombre d’un homme, sa solitude, son besoin de rester éveillé. La sieste est un poison fatal pour l’homme seul. Le sens du parler est déconnecté du réel mais nous l’entendons, comme rarement au cinéma ; beauté du vocable, des façons de dire et de se mouvoir avec les mots, et quelque part, réalité de la langue parce qu’elle est enfin entendue en tant que sujet. La solitude, bien sûr, est le thème qui donne au discours une force si particulière, et au film tout son mystère et son enveloppe de fin du monde - le prétexte paranoïaque d’une possible reprise des essais nucléaires sur l’archipel donnant au récit le contrechamp invisible d’une terreur historique et d’un éternel retour au chaos.
« Pacifiction » s’offre comme une machine à fantasmes, un miroir aux alouettes jetant des flammes intermittentes ; on se perd à aimer ce personnage impossible que l’on croirait sorti d’un dessin moqueur. Les images du chef opérateur Artur Tort se donnent comme des quêtes d’absolus noyées dans la torpeur d’un alcool à la pause méridienne. Le film a cette beauté secrète des mondes lointains, antiques, témoin désespéré d’un paradis perdu, d’une Nature fourvoyée par la mécanique des hommes. Mais au milieu vit une utopie, qui est la poésie du regard. Le rhum et la sueur ne sont plus qu’un, et le vertige de l’alcool/de l’image une seule et même idée. La longue nuit qui s’impose petit à petit permet de refermer le monde sur ses personnages, pris dans l’hallucination collective d’une éternité tropicale, ahurissante. Génial plan final où, partant du hors-bord en mer, la caméra glisse sur le remou rapide de l’eau, qu’une lampe de signalisation éclaire d’un rouge cru. D’un coup, on croirait voir le Styx s’ouvrir vers les enfers. Coup de génie, le nouveau film d’Albert Serra rappelle que le cinéma est définitivement une affaire de (tristes) tropiques.