La mère de Mona Achache, Carole Achache, s’est suicidée le 1er mars 2016, sans laisser de mot. Dans sa cave, elle avait stocké 25 caisses en plastique contenant des milliers de lettres et de photos, des correspondances triées, des carnets et des agendas annotés : les archives colossales d’une famille sur laquelle elle avait déjà enquêté lors de l’écriture d’un livre sur sa propre mère… Qui avait elle-même écrit sur sa mère. La réalisatrice confie : "Ce passé répétitif pesait sur moi. Ces caisses étaient là, offertes comme par dessein. J’en devinais le potentiel fascinant, mais j’en connaissais surtout le mortifère. Je ne voulais pas les ouvrir. Je rejetais tout ce qui me liait à ma mère."
"Mais en les déménageant, je n’ai pu résister au réflexe d’en ouvrir une. Je suis tombée sur une pochette - avait-elle été rangée là intentionnellement ? Ma mère aurait tout à fait pu organiser cette mise en scène ! - et j’y ai découvert les photos d’une jeune femme sublime, libre, indécente, que je ne reconnaissais pas, mais qui m’a immédiatement fascinée, parce qu’à l’opposé de la femme torturée, douloureuse que j’ai connue, et des récits imprécis qu’elle m’avait livrés sur sa jeunesse « délinquante ». J’ai eu envie de comprendre ce qui avait pu conduire ma mère vers le processus de détérioration dans lequel elle a ensuite plongé. Très vite, j’ai découvert une vie et un personnage incroyables."
Le suicide de sa mère a laissé une énigme que Mona Achache a eu besoin de comprendre. Elle confie : "Au départ, c’était comme une torture, parce que sa mort m’enlisait, mais elle me donnait surtout l’illusion de me libérer de quelque chose. Sauf qu’on ne se débarrasse pas de ses origines, et je sentais profondément qu’il fallait que je me confronte à son histoire. Que malgré moi, j’en étais empreinte et que je devais y faire face pour m’en émanciper, et ne pas faire peser l’écho du passé sur mes enfants."
"Alors, je me suis emparée de cette matière qui me dégoutait et m’obsédait, j’ai fouillé, et un jour, j’ai trouvé des enregistrements sonores, avec la voix de ma mère. C’était bouleversant et passionnant. Le fantasme impossible d’une conversation post-mortem ne m’a plus quitté : faire revivre ma mère suicidée pour qu’elle m’explique son geste. Lui donner un corps cinématographique et qu’elle soit l’héroïne du film de sa propre histoire. Alors, je n’ai pas eu l’impression de « reproduire », mais de transformer."
Marion Cotillard a eu immédiatement envie d’entrer dans l’aventure : "C’était un scénario assez spécial, singulier, d’une fluidité et d’une simplicité absolues malgré son caractère composite, avec déjà de nombreuses photos. Fiction ? Documentaire ? Onirisme ? Je l’ai dévoré comme un roman. J’ai été littéralement absorbée par le destin bouleversant de la mère de Mona et celui de la généalogie de femmes qui composent sa famille."
"Il y avait tellement de facettes de la lignée dont je viens qui résonnaient avec elle. J’ai ressenti une évidence. Par bonheur, cela m’est arrivé quelquefois de lire des histoires et de n’avoir aucun doute sur le fait que j’y avais ma place. C’est une des choses les plus profondes et les plus réjouissantes de mon métier : lire un scénario et se dire « Rien n’arrivera sur terre qui fera que je ne participerai pas à ce film »", se rappelle l'actrice.
Pour Mona Achache, Marion Cotillard s’est tout de suite imposée. D'abord en raison de la ressemblance entre la comédienne et Carole Achache : "Son insolente beauté, son charisme et sa liberté. Et il y avait ma passion, mon admiration pour Marion Cotillard, l’actrice. Et pour nous être croisées un peu, l’intuition qu’elle comprendrait Carole. Que quelque chose nous liait autour de son histoire, qui pouvait être le point de départ d’une incarnation très forte. Le parcours de ma mère est marqué, fracturé par celui d’écrivains puissants et reconnus."
"J’avais envie de répondre à cela par un geste cinématographique exigeant, et donner à Carole l’aura d’une actrice iconique. Contredire les ténèbres de Carole par cette lumière. Je savais que ce personnage demandait un travail et un talent hors normes. Carole est le personnage principal et unique de ce film. Il fallait une actrice qui puisse faire face à l’enjeu d’y être omniprésente. Marion est mutante. L’observer est toujours absolument fascinant. Pour toutes ces raisons mêlées, c’est avec elle que j’ai eu envie de partager cette expérience."
Marion Cotillard a repris en synchro de nombreux passages de textes enregistrés avec la vraie voix de Carole : "Il y avait ce travail de synchronisation à faire, et cet autre consistant à trouver la voix de Carole, à travers des monologues exclusivement tirés de ses écrits. Or, il fallait que le passage de la synchro à ma voix soit fluide. C’est tout l’objet de l’incarnation. Et c’est ce que j’aime : réussir à disparaitre totalement derrière un personnage, et qu’on ne voit plus que lui, jusqu’à croire, dans ce film, à un personnage, à une voix, sans y voir aucun artifice. Ne plus faire la distinction", explique l'actrice.
Mona Achache a posé ses caméras dans une usine désaffectée à Mulhouse. La réalisatrice et la cheffe décoratrice Héléna Cisterne ont accueilli la découverte de ce lieu comme un miracle, car leur cahier des charges était complexe. Elle se souvient : "On s’est appuyé sur les murs de cette usine pour bricoler les morceaux de décors dont nous avions besoin pour reconstituer les conversations que ma mère avait eues avec les témoins de son enfance : une cuisine, une brasserie, un bureau, un studio de radio, un salon."
"On comprend au cours du film que ces lieux qui semblaient dispersés font partie du même espace. Je rêvais ce décor comme un prolongement métaphorique des méandres de mon cerveau encombré par ma mère, dont le pôle central serait mon bureau envahi par les archives. Le décor me permettait - comme je l’ai fait pendant des années - de tourner en rond autour de Carole... Qui finit par tourner en rond autour d’elle-même. Nous étions vigilantes : comment figurer cet enfermement intérieur sans être claustrophobique ?"
"Cet enjeu s’est étendu au travail de Noé Bach, le chef opérateur. Toute la dimension charnelle, sensorielle, devait aussi transparaitre dans la texture de l’image, et dans sa façon de nous filmer. Être dans une constante intimité, sans étouffement, sans impudeur. Frontal, mais doux."