Audrey Jean-Baptiste a travaillé pendant plusieurs années sur l’écriture d’un film de fiction racontant le retour au pays d’un danseur guyanais. La réalisatrice s'intéressait alors à une figure masculine récurrente dans l’entourage de son père :
"La figure mystérieuse de celui qui disparait, qui quitte le territoire où il est né, qui bâtit une nouvelle vie, loin, très loin de Cayenne sans jamais revenir. En rencontrant Lasseindra Ninja, je comprends que ce départ, cet exil, n’est pas seulement une fuite, mais plutôt une quête. La recherche d’un lieu où il serait possible d’être soi-même, sans crouler sous la pression sociale liée aux assignations de genre. Mais comment revenir quand on s’est tant éloigné de la partie de soi qu’on a laissé au pays ? J’ai rapidement proposé à Lasseindra de tenir le rôle principal du film. Mais au fil de nos échanges, l’idée de faire une fiction est devenue vaine. Le personnage que j’avais imaginé était déjà là devant moi, en chair et en os. Elle n’avait pas mis les pieds en Guyane depuis plus de dix ans, mais voulait bien y retourner dans le cadre du film. J’ai jeté le scénario initial, et on a commencé Fabulous."
Audrey Jean-Baptiste a tourné le film dans une tension diffuse liée à la nature même du projet. Implanter le voguing à Cayenne revêt une dimension subversive puisque les valeurs prônées par cette culture sont aux antipodes des préceptes dominants en Guyane. La cinéaste précise :
"Ajoutez à cela une crispation sur tout ce qui touche de près ou de loin à la communauté LGBTQIA+ et un climat de violence élevé, et vous obtenez un cocktail potentiellement explosif. Nous avions ainsi une responsabilité vis-à-vis des élèves et de Lasseindra. Il était donc impératif de créer des espaces sécurisés pour la master class et le ball. C’est pour cela que l’essentiel du film a été tourné en intérieur, dans des lieux que nous maîtrisions, avec des personnes que nous connaissions. Nous avons donc travaillé dans l’ombre, sans ébruiter le projet. Cette tension liée à la menace planante de l’extérieur se faufile jusque dans la master class. Chez Lasseindra, dans sa dureté et son acharnement à transmettre le voguing. Et chez les élèves qui, bien que déstabilisés, ont ressenti que quelque chose de vital se jouait à ce moment-là. Une injonction à aller chercher ce qu’il y a au plus profond d’eux-mêmes et le rendre manifeste."
Après des études d’anthropologie et un master en réalisation documentaire, Audrey Jean-Baptiste travaille depuis dix ans comme assistante mise en scène pour la télévision et le cinéma. En parallèle, elle réalise des films autoproduits, se forme à l’écriture de scénario et participe à plusieurs résidences d’écriture. Elle réalise ainsi son premier documentaire, Fabulous, produit par Six Onze Films. Elle prépare actuellement le tournage du court métrage Les Cœurs battants produit par Les Films Grand Huit.
Le voguing est une danse née dans les années 80 à New-York, dans la communauté LGBTQIA+, afro et latino-américaine. Les danseurs se retrouvent lors de « balls » pour s’affronter dans le cadre de « battles ». Lasseindra a monté la scène voguing à Paris, la « Paris ballroom scene », avec sa comparse Mother Steffy, il y a une dizaine d’années. Les vogueurs se subdivisent en groupes que l’on appelle « houses » (Ninja, Mizrahi, Balenciaga, Khan, etc.) avec à leur tête une « mother » qui veille sur ses « kids », pouvant être en rupture avec leur famille à cause de leur orientation sexuelle ou leur façon de vivre le genre. La house devient ainsi une seconde cellule familiale. En cela, il ne s’agit pas seulement d’une danse, mais également d’un milieu, voire d’une culture, avec un mode de vie et un rapport au monde spécifiques.
Bien que le voguing soit une danse très codifiée et très technique, ce qui prime est la puissance avec laquelle les danseurs parviennent à manifester leur singularité, ce que Lasseindra appelle « l’aura ». Le voguing est un mouvement introspectif, qui oblige les danseurs à aller au plus profond d’eux-mêmes. J’ai passé plusieurs années à faire des recherches sur les danseurs guyanais, sans jamais entendre parler de Lasseindra. Elle est complètement passée sous les radars institutionnels.