« Après deux films plutôt sombres, je voulais revenir à la comédie, tout en restant ancré dans l’actualité et la réalité sociale du moment qui n’est pas non plus des plus joyeuses » explique Alain Guiraudie. Après des partis pris formels très affirmés, le réalisateur souhaitait se frotter à quelque chose de plus léger. À l’instar de films comme La Règle du jeu de Renoir ou Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? de Almodovar, il a cherché à faire surgir la comédie du drame et inversement. Il ajoute : « j’ai pas mal eu aussi à l’esprit le théâtre de boulevard. Je trouvais intéressant de ramener les grands débats et les grands enjeux de notre monde à une échelle plus modeste, plus quotidienne, à l’échelle d’un appartement. »
Viens je t’emmène se déroule à Clermont-Ferrand, qualifiée par Alain Guiraudie de ville « noire et chaleureuse ». Elle représente à ses yeux une France profonde et historique. « Visuellement, outre sa noirceur, la ville offre des perspectives sur les plateaux et les montagnes des alentours, c’est une ville à la campagne ». S’il cherche d’ordinaire à ne pas inscrire ses films dans une temporalité définie, le réalisateur a au contraire choisi cette fois comme cadre une ville pour opposer une vieille France à la France moderne : « je voulais ça que se passe vraiment aujourd’hui. Et dans une ville, ça se voit. Une ville, avec ses enseignes, ses voitures, ses affiches, ça ancre toujours un film dans une période plus précise. »
Alain Guiraudie estime que si l’on vit depuis plusieurs années dans un état d’inquiétude vis à vis des attentats, peu de films se sont emparés de ce sujet. Dans Viens je t’emmène, le héros observe l’attentat qui se déroule à quelques mètres de chez lui sur un écran de télévision : « D’un point de vue cinématographique ça crée une mise en abîme, un écran dans l’écran, plusieurs niveaux de fiction, entre ce que Médéric voit de ses yeux et ce qu’il voit à la télé. » Il précise : « Ces attaques terroristes sont conçues comme telles, elles exploitent les réseaux sociaux, elles jouent sur la perception de l’autre pour fracturer les liens. Le terrorisme est un combat médiatique. Il perturbe la perception de l’autre. »
À travers le personnage de Selim, Alain Guiraudie aborde la peur de l’étranger et plus particulièrement la situation des arabes en France : « J’ai pu entendre au moment des attentats des gens parler de l’islam d’une drôle de façon, invoquant même l’idée que l’islam portait en lui cette violence. Le musulman, c’est vraiment devenu l’autre par excellence. » Il dénonce l’idée de « choc des civilisations » montée de toutes pièces par certains : « On continue l’entreprise d’occultation de la lutte des classes et d’instrumentalisation de nos différences pour effacer ce qui nous unit et qui menace en effet l’ordre établi. Je me sens évidemment plus solidaire d’un arabe musulman exploité que d’un athée blanc exploiteur. »
À l’instar du jeune musulman Selim, Alain Guiraudie a choisi de s’intéresser à un autre paria de la société : une prostituée. Le réalisateur, comme son héros, est contre l’idée d’acheter le corps de l’autre : « Je ne refuse pas la liberté à une femme (ni à un homme) de se prostituer mais dans les faits ce sont surtout des personnes qui ont connu des violences sexuelles dans leur enfance et, de toute façon, c’est toujours des gens dans le besoin, des gens qui n’ont pas vraiment le choix qui ont recourt à la prostitution. »
« J’ai conscience que mes films sont plutôt vus par un public qui n’a pas forcément besoin d’être convaincu que c’est pas bien de battre sa femme ou de rejeter les étrangers. De toute façon, je ne pense pas que mes films et que les films en général influent tant que ça sur les prises de conscience politiques », confie Alain Guiraudie. Pour lui, le cinéma est une manière de présenter un autre regard sur le monde et de replacer les enjeux sociétaux et intimes.
Pour le rôle de Médéric, le réalisateur cherchait un homme jeune, commun et moderne mais la tâche n’a pas été facile : « On s’aperçoit vite que quelqu’un de commun, ça n’existe pas vraiment et quand on trouve quelqu’un qui s’en rapproche, il n’est pas très intéressant. Et comme souvent, j’ai trouvé le contraire de ce que je cherchais, Jean-Charles Clichet n’est pas vraiment commun donc, pas si jeune que ça non plus, pas non plus dans les canons de la modernité masculine. »