"Gueule d'amour" fait partie de la dizaine de films qui ont forgé la légende du Gabin d'avant-guerre. Dix films et quatre metteurs en scène qui ont fait de Jean-Alexis Moncorgé, enfant de la balle, l'acteur français le plus représentatif de cette période troublée où se côtoient le fol espoir vite déçu d'une émancipation de la classe ouvrière et les prémices d'une guerre mondiale devenue inévitable à cause d'une Europe pacifiste, naïvement aveugle face aux audaces toujours plus inquiétantes d'une Allemagne fanatisée par un Hitler lui offrant une revanche inespérée sur l'humiliation jamais digérée de la signature du Traité de Versailles.
Jean Grémillon était l'un de ces quatre réalisateurs. Sa rencontre avec Gabin tient du concours de circonstances. Devenu une immense vedette, l'acteur a depuis plusieurs années dans son viseur, le roman éponyme d'André Beucler (paru en 1926) dont le titre évocateur lui plait beaucoup. Grémillon de son côté est plutôt dans une passe difficile. Après l'accueil désastreux du trop novateur "La petite Lise" (1930) suivi de l'échec public de "Daïnah la métisse" (1931), le jeune réalisateur est devenu persona non grata dans le milieu du cinéma français. C'est le producteur Raoul Ploquin qui lui remet le pied à l'étrier en l'embarquant dans son aventure de co-production avec la UFA ("Valse royale" et "Les pattes de mouche"). Gabin et Grémillon connaissent bien le scénariste belge Charles Spaak pour avoir chacun déjà travaillé avec lui à deux reprises.
Afin de centrer le dilemme amoureux du roman de Beucler sur la personne de Gabin, celui-ci sera quelque peu revu et corrigé. Impossible assurément d'établir une hiérarchie entre "Pépé le Moko", "La belle équipe", "La bête humaine", "Le jour se lève", « Remorques » ou encore "Gueule d'amour", chacun de ses films accédant sans conteste au rang de chef d'œuvre absolu. Il s'agit plus prosaïquement d'observer le miracle Gabin opérer à chaque fois sous nos yeux. Et c'est sûrement avec Grémillon que l'âme profonde de Jean-Alexis Moncorgé est la plus finement mise à nu, laissant apparaître la sensibilité extrême de celui qui comme le spahi Lucien Bourrache ne détestait pas se voir affubler du surnom de "Gueule d'amour". En effet la tonalité enjouée de l'entame du film, guidée par la virilité largement exposée du brigadier de retour au pays où il affole tout la gent féminine, suivie des remarques amusées de la hiérarchie à propos de celui qui contribue à un autre pan de la célébrité du régiment de spahis d'Orange, va assez rapidement basculer dans une dramaturgie virant au pathétique quand la tranquille assurance de "Gueule d'amour" va se heurter à Madeleine Courtois (Mireille Balin), lointaine héritière des demi-mondaines et autres cocottes qui firent la pluie et le beau temps dans les corps et les cœurs des grandes fortunes du XIXème siècle.
Sidéré devant cette femme à la féminité raffinée qui le toise et le domine, "Gueule d'amour" redevenu Lucien Bourrache, aux manières plutôt gauches, va rapidement entrer en méprise profonde. Départi de son uniforme et du prestige de l'institution qu'il représente, Lucien redevient le prolétaire anonyme très vite désorienté quand il décide de suivre Madeleine à Paris où il lui rend visite régulièrement dans le luxueux appartement de son amant argenté. Sa force brute et son charisme animal ne parviendront bien sûr jamais à combler le fossé qui le sépare de celle qui s'est hissée dans les plus hautes sphères en jouant de ses charmes, cornaquée par sa mère (Marguerite Deval) qui l'a précédée dans la même voie.
Dès lors, la partie semble jouée et Lucien Bourrache complètement brisé n'aura plus qu'à repartir vers Orange où il constatera amèrement que "Gueule d'amour" n'est désormais qu'un lointain souvenir pour celles qui se pâment devant les nouveaux spahis fraîchement recrutés. Décidément semble nous dire Grémillon, la vie est une grande roue qui tourne inlassablement. Aidé de Charles Spaak, le réalisateur n'a plus qu'à concocter pour Lucien Bourrache une issue tragique qui contribuera comme "La Bandera", "Pépé le Moko», "Quai des brumes" et bien d'autres à la construction du mythe Gabin. Malgré la prédominance du drame amoureux si sensiblement décrit, Jean Grémillon, cinéaste humaniste engagé, n'en omet pas pour autant de plier l'esthétique de son film à sa vision clivée de la société selon laquelle dominants et dominés ne vivent pas dans le même monde. Cet à cet effet que les intérieurs sophistiqués du Casino de Cannes et de l'appartement parisien de Madeleine sont entièrement filmés en studio à Berlin alors que l'environnement naturaliste où évolue Lucien Bourrache l'est en décors naturels. On notera enfin le recours au chef opérateur allemand Günther Rittau dont la pratique de l'esthétique expressionniste auprès de Fritz Lang et de Von Sternberg est particulièrement efficiente dans la mise en perspective de l'effondrement mental du triomphant brigadier spahi descendu de son cheval sans jamais pouvoir y remonter