Le film fait partie de la Sélection Officielle Cannes 2020.
Jérémy Trouilh explique : « Avec ce film, on veut montrer que l’immeuble est important mais qu’au final, ce sont les gens qui restent. Leur relation à ce lieu perdure quoiqu’il arrive. C’est ce qu’on a essayé de capter et de restituer. Tendre un miroir qui dise la beauté et la complexité de ces vies. On croit au pouvoir des images sur la manière dont on se représente soi-même. C’est ça qui permet d’ouvrir les imaginaires ».
La cité Gagarine est un immense bloc de briques rouges abritant 370 logements. Elle a été construite au début des années 60 à Ivry-sur-Seine, en région parisienne. À l’époque, les villes communistes autour de Paris constituent une « ceinture rouge », qui se dote de grands ensembles, symboles de modernité, afin de résorber les bidonvilles autour de la capitale française. La cité est inaugurée en juin 1963 par le célèbre astronaute Youri Gagarine, le premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace. En 2014, la décision est prise de démolir la cité Gagarine, dont la destruction débute le 31 août 2019.
Gagarine est le premier long-métrage de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh. Après leurs études à Sciences Po, la première part au Liban, puis travaille à Marseille sur des projets artistiques en lien avec les transformations urbaines des quartiers. Elle se lance ensuite dans un projet de court-métrage à La Ruche de Gindou Cinéma, une formation de scénaristes pour autodidactes. Le second s’envole pour l’Inde puis l’Amérique du sud avant de postuler au Master de réalisation de documentaire de création de Lussas en Ardèche. Un an et demi après ces expériences respectives, ils se retrouvent à Paris pour écrire et réaliser des films de fiction.
Gagarine est un prolongement du court-métrage du même nom, réalisé par Fanny Liatard et Jérémy Trouilh en 2015. L’année précédente, le duo découvre Gagarine grâce à des amis architectes qui étaient chargés de faire une étude sur la démolition future de la cité. Ces derniers lui ont demandé de venir faire des portraits documentaires des habitants de l’immeuble. Trouilh se souvient : « On a tout de suite été happés par le lieu et les gens. Dès la première visite, on s’est dit qu’il faudrait faire une fiction ici. On n’avait jamais réalisé de fiction avant, mais ça nous semblait évident que c’était là qu’il fallait commencer ».
Le film est conçu comme un dialogue entre deux personnages : Youri, l’adolescent, et Gagarine, l’immeuble. « Youri a grandi dans cet immeuble et y a développé un imaginaire à la hauteur de cette barre gigantesque. Pour lui, voir disparaître cette cité c’est voir mourir ses souvenirs et ses rêves d’enfance, mais c’est aussi perdre une communauté qu’il chérit », explique Jérémy Trouilh.
Fanny Liatard estime que les cités et la jeunesse qui y vit sont souvent caricaturées. Elle voulait prendre le contre-pied de cette vision : « Youri aime sa cité. Pour lui, ce n’est pas qu’une utopie du passé. C’est son présent, et c’est le terreau de son avenir. La quitter, c’est tout perdre : renoncer à sa famille et à son monde imaginaire ». Son comparse renchérit : « Politiquement, il y a urgence à porter un autre regard sur cette jeunesse très riche et très diverse que l’on représente souvent avec un avenir bouché et par des images négatives. Ces clichés font beaucoup de mal, il faut les déconstruire ! » Il ajoute : « […] ces jeunes qu’on n’envisage, en général, que sous un aspect statistique ou spectaculaire ont des rêves et un imaginaire immenses ».
Quand, en 2014, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh sont arrivés à Gagarine avec leurs caméras, les habitants les ont d’abord accueillis avec méfiance car les seules images qui circulaient à l’époque de la cité étaient celles des reportages de TF1. Ils ont fini par travailler en étroite collaboration avec les habitants, par le biais notamment de l’association « Voisines sans frontières » qui réunissait des femmes très engagées dans la vie de la cité. « On a passé des années à récolter les souvenirs des unes et des autres, à lier des amitiés fortes avec des gens de tous âges, aux parcours très variés. On a demandé à chacun de nous raconter sa première fois à Gagarine. C’était très enthousiasmant d’écouter les habitants exprimer leurs désirs profonds et leurs projets d’avenir », détaille Trouilh.
La directrice de casting Judith Chalier a mené durant six mois un casting afin de trouver l’interprète de Youri, d’abord au sein des habitants de Gagarine puis au-delà de ce cercle. Alséni Bathily, qui n’avait jamais joué la comédie, est tombé sur l’annonce de casting dans son lycée. Son physique de grand sportif était à l’opposé de ce qu’imaginaient les réalisateurs pour Youri mais « le contraste entre son corps et son regard, son sourire, sa douceur, rendait encore plus présente la part d’enfance qui habite le personnage » selon Jérémy Trouilh. Si le jeune comédien n’est pas originaire de Gagarine, son père et un de ses cousins y ont vécu.
Pour avoir vécu en Amérique du Sud, les deux réalisateurs ont été marqués par le réalisme magique qui imprègne cette culture. « La dimension magique nous permet d’aborder le réel et sa violence par un autre biais. Ce que vit Youri est dur. Il est le symbole d’une jeunesse qui a été mise à la marge et qui, parce qu’elle souffre de cet abandon, se replie sur elle-même. Si Youri a du mal à grandir c’est parce que le contexte ne lui donne pas confiance. Ça nous intéressait que cette dureté à laquelle il fait face ne soit pas occultée mais qu’elle soit abordée de façon décalée », explique Jérémy Trouilh.
La première fois que les réalisateurs ont découvert la cité de Gagarine, elle leur est apparue comme un vaisseau. Pour concrétiser cette idée dans leur film, ils ont effectué une résidence au CNES (Centre National d’Études Spatiales) où ils ont suivi des conférences qui les ont aidés à avoir une vision concrète de ce qu’est un vaisseau, de ce que signifie vivre dans l’espace. Ils ont imaginé un vaisseau qui n'est pas aseptisé mais organique, vivant et un peu sale.
Gagarine était vide quand les réalisateurs ont investi les lieux pour tourner leur film. Il restait toutefois des objets que les habitants avaient abandonnés avant de déménager. Les ouvriers chargés de la démolition étaient venus s’installer en même temps que démarrait le tournage. Il a même fallu négocier avec le chantier pour pouvoir tourner dans une aile de l’immeuble pendant que les ouvriers travaillaient dans un autre bâtiment.
De nombreuses archives sont visibles dans Gagarine, dont les images de l’astronaute Claudie Haigneré. Depuis leurs courts-métrages, les deux réalisateurs ont toujours puisé dans des archives : « Pour nous, l’archive n’est pas une image morte, c’est du mouvement qui permet de continuer à écrire le film au montage », affirme Jérémy Trouilh. Fanny Liatard précise : « Les archives sont comme des nouvelles rencontres qu’on fait au montage. Elles créent un trouble pour le spectateur, un déplacement, et amènent une autre dimension. L’archive éclaire la fiction et la fiction nourrit l’archive ».