Le film, présenté en compétition au Festival de Cannes 2021, a obtenu le Prix du Jury, ex æquo avec Memoria d'Apichatpong Weerasethakul.
Le Genou d’Ahed relate un épisode vécu par Nadav Lapid lui-même en juin 2018. Il avait été invité par la directrice adjointe des bibliothèques d’Israël au ministère de la Culture à présenter son film L’Institutrice à la bibliothèque de Sapir, un village minuscule et reculé de la région de l'Arava, tout au bout d’Israël. Sa venue était soumise à une condition, de l’aveu-même de son interlocutrice : signer un document où il devait s’engager à ne parler que de sujets conformes à ceux autorisés par le régime. Après avoir hésité à dénoncer cette conduite auprès d’un journal israélien, il a renoncé pour ne pas attirer d'ennuis à cette femme et s’est rendu à cette projection sans faire de vagues.
Marqué par son expérience de 2018 et préoccupé par l’amenuisement de la liberté d’expression dans son pays – la ministre de la Culture a initié la loi pour la loyauté de la culture, qui interdit le financement d’une œuvre d’art jugée infidèle à l’État –, Nadav Lapid a ressenti le besoin d’écrire Le Genou d’Ahed en imaginant un personnage qui aurait agi différemment de lui : « Il est d’accord pour jeter la directrice adjointe des bibliothèques dans l’abîme, afin d’essayer de freiner les roues du char fasciste galopant. […] Y., le cinéaste, est dur, sans pitié, arrogant, agressif, enragé. Une rage politique justifiée ? Ou bien n’est-ce que de la cruauté ? Ou peut-être juste une énorme tristesse face à une double mort, celle de sa mère, qu’il ne peut empêcher, et celle de son pays, peut-être encore sauvable. »
Ahed Tamimi est une adolescente palestinienne contestataire qui habitait dans un petit village de Cisjordanie. Elle est née et a grandi sous occupation israélienne. Quand un groupe de soldats a voulu entrer dans sa maison en 2018, elle a giflé l’un d’eux et a été arrêtée et emprisonnée pendant neuf mois alors qu’elle avait 16 ans. « Pour les Palestiniens elle est devenue une héroïne, pour les Israéliens une terroriste. Un député israélien a appelé sur Twitter à tirer dans son genou afin de la rendre handicapée. Je tenais à démarrer mon film avec ça : le genou, qui est finalement très peu filmé au cinéma. Ce n’est peut-être pas la partie du corps la plus belle, mais c’est un vrai mélange de force et de fragilité », explique le réalisateur, qui a également voulu faire, avec ce titre, un clin d’œil au Genou de Claire d’Eric Rohmer.
La mère du réalisateur, Era Lapid, était une monteuse de cinéma. Elle a collaboré à tous les films de Nadav Lapid, à l’exception du Genou d’Ahed car elle est décédée à la fin du montage de Synonymes d’un cancer des poumons. Le réalisateur a entrepris l’écriture du Genou d’Ahed un mois après son décès : « J’ai du mal à dire ce que la mère représente dans le film. Il me semble qu’elle est telle que ma mère était : une mère très proche du protagoniste, son associée artistique, idéologique, qui agonise. »
Lassé de parler de « complexité » quand il s’agit d’évoquer la situation d’Israël, une formule qu’il associe à « une forme de mollesse, un cliché artistique et politique », Nadav Lapid a choisi d’employer des mots radicaux très forts dans son film : « J’ai voulu me donner entièrement aux sentiments radicaux suscités par mon pays à travers les mots. [...] La série d’injures est prononcée par un visage marqué par la vulnérabilité, par une bouche en forme de mitrailleuse, dans un rythme qui forcément transforme le discours en un cri strident, la parole en un balbutiement et la victoire rhétorique en un écroulement ».
Afin d’obtenir de son acteur une articulation particulière lors de la séquence de sa transe verbale, le réalisateur a tourné en étant allongé sur le sable pour appuyer avec ses mains sur le pied du comédien pour lui donner le tempo et les moments où il fallait accentuer sur certains mots : « Je voulais que cette musique pénètre le crâne de ceux qui vont entendre ce discours. Il me semble que c’est le tempo qui subvertit les mots, qui les transforme de simples éléments porteurs de sens en toutes sortes d’autres choses, en sons sûrement, en frappes de batteries, de marteaux, en vibrations (donc d’une certaine manière aussi en non-mots). »
Avshalom Pollak est chorégraphe. Il vient d’une grande famille d’acteurs et a lui-même connu beaucoup de succès avec une série quand il était plus jeune. Puis il a choisi d’arrêter pour se focaliser, depuis 20 ans, sur sa troupe de danse. Nadav Lapid explique : « Pour moi, Avshalom incarnait parfaitement, dans son essence et son existence, deux valeurs essentielles du personnage de Y. L’une est qu’il s’agit d’abord d’un artiste ; j’ai cherché un acteur « en observation », un acteur qui aurait pu élaborer une mise en scène. L’autre est son opposition, sa contradiction avec son entourage. [...] Ce n’est donc pas un hasard si l’on a choisi un comédien qui avait renoncé au jeu. Pour lui, cela a été une décision dramatique de retourner au plateau de cinéma, qu’il avait quitté il y a plus de 20 ans. »
Le réalisateur a tourné Le Genou d’Ahed en 18 jours, conscient qu’il serait difficile et risqué de financer ce film en Israël : « Dans une ambiance politique d’angoisse et de risques de censure, exposer un tel scénario à des comités de lecture aurait pu compliquer son exécution. La productrice française Judith Lou Lévy a compris cette obligation d’aller tout droit, le plus vite possible, sans prendre des mesures de sécurité ».