Des films sur la banlieue, on en a vu passer des porte-containers entiers : des sérieux, des rigolards, des criminels, des militants mais quand l’idée est d’en parler avec gravité, survient souvent un moment où la mystification apparaît, où le voile se déchire et où on comprend que les Barres de la Courneuve ou de Montfermeil ont été une fois de plus observées à travers les fenêtres d’un bel immeuble de rapport parisien, dans lequel ça discute sociologie des quartiers entre intellectuels de bonne compagnie. Du coup, on ne parvient plus à ignorer le regard souvent complaisant, dans un sens ou dans l’autre, ou carrément à côté de la plaque, dont ces projets, pourtant engagés avec de bonnes intentions, sont généralement affligés. Ce ne sera pas le cas avec ‘Les Misérables’ : le réalisateur, enfant du crû, embarque de force le public dans une expédition furieuse dans ces “territoires perdus de la République”, où on croise des gamins qui zonent en réfléchissant aux conneries qu’ils pourraient faire pour tromper leur ennui, des filles qui survivent en gueulant plus fort que leurs Grands Frères, des flics qui font leur taf en pratiquant une variante moderne de la “décimation”, pour bien imposer l’idée qu’un contrôle musclé et injustifié peut tomber sur n’importe qui, des familles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas parler français (ni même parler tout court à ceux qui incarnent l’état d’une façon ou d’une autre) sans oublier les petits truands et les islamistes chargés de “tenir” l’endroit, en échange de quoi la municipalité et la police ferment les yeux sur leurs trafics et leur prosélytisme. On a eu beau jeu, à Droite et aussi un peu plus à Droite, de chercher des poux à Ladj Ly sur son passif judiciaire car sur le fond, ‘Les misérables’ est carrément inattaquable tant il se tient à distance de toute vision manichéenne. Les flics, même ceux dont le comportement est ouvertement répréhensible, sont avant tout des êtres humains, avec leurs emmerdes, leur ressenti, ce qu’ils croient être la bonne méthode pour maintenir un semblant de contrôle dans les cités, et Ladj Ly n’a pas besoin d’appuyer le moindre discours socio-cu pour témoigner de la décomposition de l’autorité et même des bases de la vie en société dans ces zones où les pouvoirs publics ont abdiqué toute volonté d’agir, permettant le retour d’une organisation clanique qui ne profite qu’aux plus forts. Là où il aurait été si facile de se couler dans un point de vue radical et de flatter une frange des spectateurs (“Ordre républicain vs Sauvages”, ou bien “Fascistes en uniforme vs Victimes”), Ladj Ly montre surtout que les relations entre police et population des quartiers ne sont jamais ni claires, ni simples entre méfiance justifiée de part et d’autre, mais aussi respect, voire sympathie occasionnelle, et petits arrangements pour maintenir les lignes de front en l’état. C’est une journée ordinaire pour ces trois flics, qui va pourtant se transformer en piège mortel au sein d’un climat insurrectionnel, parce qu’un tir est parti, parce que craquer sous la pression est humain, parce que ne pas vouloir assumer ses responsabilités est tout aussi tristement humain, et parce que vu de l’autre côté, c’était sans doute l’acte et la réaction de trop, et qu’elle ne peut être reçue que comme une déclaration de guerre. Il y a vingt cinq ans, un autre trio voyait son quotidien virer à la descente aux enfers : le lien ne peut que couler de source, et ‘Les Misérables’, s’imposer comme le regard le plus juste, le plus féroce et le plus honnête posé sur la Banlieue depuis ‘La haine’.