Ces « Misérables » se concluent par une citation de Victor Hugo.
Réflexe évident au regard du titre.
Démarche cohérente au regard du propos.
Moi j’ai décidé d’amorcer cette critique par une adresse lancée à Abdellatif Kechiche et à Jacques Audiard.
Une évidence aussi pour moi, surtout que je repense aux récompenses qui ont été distribuées ces dernières années à « L’Esquive » et à « Dheepan » ; deux films sensés parler de nos banlieues.
Alors voici.
Cher Abdel et cher Jacques,
Je vous invite cordialement à aller voir « les Misérables » et à réfléchir.
Réfléchir au cas où l’envie vous reprendrait de parler de banlieue.
Allez voir et constatez par vous-mêmes.
Constate, cher Abdel, qu’il est possible de parler des habitants de la banlieue avec humanité sans pour autant sombrer dans la bluette féérique et occultante. On peut montrer des jeux, de la tendresse et de l’amitié, sans oublier pour autant le repli sur soi et les petits larcins.
Constate aussi, cher Jacques, qu’il tout aussi possible de parler de caïds et autres Frères muz sans pour autant sombrer dans la caricature outrancière et risible.
Mais surtout, messieurs, à côté de tout ça je porte également votre attention sur un détail qui n’en est pas un.
Je porte votre attention sur le fait qu’on puisse parler de banlieue sans oublier de faire du cinéma.
Alors certes, le début fait peur tant il rappelle les procédés cache-misère du cinéma à la française. Cadre chaotique peinant à construire un espace et une dynamique. Photographie sans relief. Seul le sujet est roi. Un sujet que le cadre suit péniblement, sans idée.
Un sujet d’ailleurs qu’on n’a pas manqué de peinturlurer aux couleurs nationales. Une banlieue des fantasmes. Celle qui chante la Marseillaise et qui fait corps avec le reste de la patrie. La banlieue que tu aimes peindre, Abdel, pour tous tes copains du Palais du Châtelet. Mais une banlieue qui n’existe pas. Du moins une banlieue qui n’existe plus à part, peut-être justement, lors de ces rares instants de communion sportive…
Mais bon, à croire que c’était un clin d’œil que Ladj Ly t’adresse à toi, Abdel, puisqu’une fois la fête finie, c’est une autre banlieue qui soudainement se dessine.
Certes, la caméra au poing restera présente, quasiment systématiquement., et cela jusqu’au bout. Mais si au départ elle singe maladroitement un « The Wreathler » sans trop le comprendre ; suivant des épaules qui parcourent un espace dont on ne voit finalement pas grand-chose, au bout d’un moment l’aisance arrive. Les idées fusent.
La caméra devient l’occasion de transiter d’un espace à un autre, marquant parfois les ruptures folles qui peuvent se générer entre une rue déserte et une planque de camés, entre un pied d’immeuble et une cage d’escaliers coupe-gorge, entre un toit d’immeuble minérale et une soudaine envolée radieuse au dessus des immeubles.
En d’autres mots, des misérables « invisibles » auxquels des Louis-Julien Petit font croupir le cinéma social français, Ladj Ly les hissent progressivement vers, non pas vraiment vers un équivalent hugolien de cinéma – certes – mais au moins jusqu’à atteindre du bon Ziad Doueiri, voire même carrément jusqu’à côtoyer vers la fin une sorte de « The Pusher » refnien.
Mais je pense que ce qui devra le plus attirer votre attention, chers Abdel et Jacques, c’est cette capacité qu’à ce film de s’enrichir en permanence en multipliant les points de vue, sans oublier de les structurer autour d’un axe directeur commun. Ainsi voit-on les choses sous de multiples facettes, mais sans jamais perdre de vue le rythme ; sans jamais perdre de vue qu’au cinéma on raconte aussi des histoires. Or des histoires, c’est très différents que de tenir des discours.
Car de discours, il est certes bien question dans ces « Misérables ».
Mais ce discours ne distribue ni les bons ni les mauvais points. Il nous invite juste à regarder les choses différemment. Le temps est peut-être venu de comprendre qu’il n’est plus nécessaire de rechercher qui sont les responsables entre les gamins des cités, les flics, les caïds ou les frères muz. Le temps est au contraire venu de questionner l’endroit.
Ce lieu.
La banlieue.
Ce lieu qu’on sait nous montrer alternativement à hauteur d’hommes mais aussi avec distance ; comme un ensemble de groupes antagonistes ou bien comme une multitude d’individualités.
Un lieu de vie. Un lieu de mort aussi.
Un lieu riche en tout cas, où chaque minute passée, chaque événement rajoute une épaisseur à cet écosystème bien complexe.
Une démarche qui d’ailleurs n’est pas sans rappeler, aussi bien dans le fond que dans la forme, celle de « The Wire »
Et voilà qu’à tout cela vient se mêler un étrange hasard.
Il a fallu que ces « Misérables » sortent quelques semaines juste après le très corrosif « Joker ». Et s’il est évident que le film de Ladj Ly ne peut rivaliser en termes d’inventivité et de rigueur plastique avec le film de Todd Phillips, au moins partage-t-il avec lui cette intelligence et cette énergie si agréable à voir et à sentir sur l’écran.
Un regard large qu’on offre plutôt qu’un discours biaisé qu’on assène.
Pas de méchants. Pas de gentils.
Juste des individus qui essayent de faire ce qu’ils peuvent mais qu’on pousse à bout.
Et qui craquent.
Alors voilà, chers Abdel et Jacques, à quoi ça ressemble du cinéma sur la banlieue.
D’abord on y retrouve pas mal de cinéma dedans, et ce n’est jamais désagréable.
Et puis ensuite et surtout, on y retrouve de la banlieue. De la vraie. Pas celle de ton enfance, Abdel. Pas celle des années 60 et 70 que tu fantasmes avec l’âge et l’éloignement. Pas celle non plus de ton journal télévisé, Jacques.
Au final, il apparait assez évident que le meilleur moyen de faire un film fort sur la banlieue reste encore celui de l’honnêteté et de l’humilité. Honnête en n’occultant rien. Humble en n’oubliant pas qu’avant d’être un prophète, on est avant tout un conteur.
J’espère d’ailleurs que vos copains du Palais du Chatelet sauront le comprendre aussi.
Expliquez leur bien, parce que ça n’est pas toujours évident pour eux.
Et s’ils hésitent, rappelez-leur qu’avant de récompenser vos erreurs, ils avaient jadis su voir la beauté de « La Haine ».
Alors qu’ils voient désormais la beauté brute de ces « Misérables. »
A défaut d’être du bon Hugo, au moins c’est du bon cinéma…
Cordialement les potos,
HG