Les pionniers d’Amérique venus d’Europe allaient d’Est en Ouest, traversant cet immense territoire plein de promesses à la découverte mais aussi à la conquête souvent sanglante de ressources qu’ils croyaient inépuisables. Deux siècles après cette grande transhumance vers l’Ouest qui connut son plein essor au début de XIXème siècle, les habitants de ce pays qui est devenu cent ans plus tard la plus grande puissance mondiale, sont pour beaucoup remplis de désillusions, le fameux « rêve américain » tenant de moins en moins une promesse qui n’a jamais été en réalité que chimère pour la majorité d’entre eux. L’impitoyabilité du système capitaliste qui doit désormais se défendre face à la montée d’autres géants comme la Chine ou l’Inde, s’est encore renforcée. Bien heureux, ceux qui peuvent espérer vivre de leur retraite avec un toit sur la tête, tout en priant de ne jamais tomber malade. Prendre la route après avoir vendu le travail d’une vie, est parfois tout ce qui reste comme solution pour ne pas tomber dans la misère. Au volant de camping-car miteux, ils roulent non plus pour chercher l’eldorado mais tout simplement pour tourner en rond à travers le pays au gré des petits boulots que quelques grands trusts consommateurs de main d’œuvre non qualifiée ont la bonté de leur offrir pour quelques semaines. On les appelle les « Van dweelers » ou les « nouveaux nomades américains ». En 2011, Fern (Frances McDormand) récemment veuve vient de perdre son emploi dans l’usine de plâtres de la petite bourgade d’Empire dans le Nevada devenue depuis ville fantôme. Ayant vécu là toute sa vie avec son mari face au désert, elle doit quitter son logement dans un délai de cinq semaines. Après quelques hésitations, informée par une amie, elle rejoint la communauté animée par Bob Wells, bénévole qui orchestre tout un système d’entraide et d’éducation pour aider ces vieux nomades à faire face aux avaries du voyage. Fern va faire l’apprentissage de cette vie d’errance entrecoupée de haltes dans les points de rassemblements où la solidarité unit ces oubliés qui redécouvrent la vie des pionniers, certes de manière moins rude et moins dangereuse mais aussi moins exaltante car le carburant de la promesse d’un avenir radieux n'est plus là . Là est bien sûr toute la différence. C’est la journaliste Jessica Bruder, qui à la suite de la disparition du code postal d’Empire faute d’habitants, a choisi de rendre compte du phénomène des « Van dweelers » s’étant développé à partir de la crise immobilière qui de 2007 à 2009 creusa encore un peu plus les inégalités et laissa beaucoup de retraités avec des pensions devenues peaux de chagrin suite à l’effondrement des cours sur lesquelles elles étaient indexées. La lecture de son roman à vocation documentaire (« Nomadland: Surviving America in the Twenty-First Century ») frappa Frances McDormand tout comme l’acteur/producteur Peter Spears. Ils décident alors de le porter à l’écran pour ce qui sera « Nomadland ». Pour la réalisation, leur choix se porte sur Chloe Zhao après qu’ils ont vu « The Rider » au festival de Toronto en 2017. Le cinéma américain n’a jamais craint l’introspection et n’hésite pas à en confier ici la charge à une jeune réalisatrice chinoise qui a malgré tout rejoint Londres puis New York dès l’âge de quinze ans. Comme dans son précédent film (« The rider »), ce qui frappe au-delà de la parfaite maîtrise technique dont elle fait preuve, c’est la manière dont Chloé Zhao s’inscrit sans peine dans le sillon creusé sans relâche par le cinéma américain depuis les années 1960 et même parfois bien avant (John Ford et « Les raisins de la colère » en 1940), qui à travers des sujets plus forts dramatiquement dressait le portrait d’une Amérique ayant déjà bien du mal à marcher sur ses deux pieds. Martin Ritt, Sam Peckinpah, Michael Cimino, Martin Scorsese, Hal Ashby, Francis Ford Coppola mais aussi John Frankenheimer dans son film, « Le pays de la violence » (1970), ont parfaitement montré comment l’Amérique profonde était en train de décrocher irrémédiablement. Depuis la mondialisation s’est installée et l’affaire semble désormais entendue avec comme résultat un horizon définitivement bouché pour les « petits soldats » du système qui vont devoir en sus subir la crise climatique. Fern qui s’est depuis longtemps construit une bulle intérieure au sein de laquelle elle se ressource et dans laquelle elle laisse peu de monde entrer, nous offre plein écran son regard où transparaît derrière le sourire de circonstance qui lui sert de passeport, la quête de sens à ce grand tour qui conduit doucement jusqu’à la mort tous ces corps fatigués, obligés de continuer à fonctionner encore un peu pour nourrir la soif de profit inhérente au système capitaliste dérégulé, en allant chercher les petits boulots là où ils se trouvent. Pas besoin d’action pour ce film qui ne participe plus d’un cinéma de combat dénonçant frontalement et parfois violemment tout en laissant entrevoir un monde meilleur grâce à la lutte et à la fédération des énergies. Le cinéma de Chloe Zhao que certains qualifient un peu facilement de doux car il n’est pas empreint de violence physique, est le cinéma du constat qui n’a besoin pour convaincre et sensibiliser que de la description du réel interprété par les protagonistes eux-mêmes. C’est aussi le cinéma de l’attente. Celle d’une catastrophe à venir, indéfinie mais aussi protéiforme que l’homme ne peut sans doute plus éviter, ayant démontré depuis trop longtemps son incapacité à dépasser sa propre condition. Un obstacle sans doute infranchissable pour les malheureux mortels que nous sommes en dépit de toutes les Greta Thunberg de la terre. Une Greta Thunberg, bien malgré elle, devenue le jouet des grands qui régissent ce monde et triste illustration de la cynique maxime exprimée par le prince Salina joué par Burt Lancaster dans le « Guépard » de Visconti en 1963 : « Faire que tout change pour que rien ne change ». Reste donc les magnifiques paysages qui jalonnent tous les Etats traversés dont se repaît Fern et que Chloe Zhao filme de manière crépusculaire (photographie de Joshua James Richard, déjà présent sur les deux premiers films de Zhao), se demandant peut-être quand ils finiront eux aussi par être définitivement emportés par la folie de l’homme. Un film tout à la fois réaliste et poétique que nous propose une déjà très grande réalisatrice qui démontre une nouvelle fois qu’elle dirige formidablement les acteurs, qu’ils soient professionnels ou amateurs, en réussissant à les placer sur un pied d’égalité afin de faire ressortir toute l’humanité qui les habite. Le tout sans recours facile au pathos comme trop sou-vent dans le cinéma français. Frances McDormand qui habite tout le film est comme toujours parfaite de sobriété et de vérité. Elle a vu juste, récoltant là son troisième oscar qui fait d’elle la plus grande actrice célébrée par l’Académie, juste derrière Katherine Hepburn récompensée quatre fois. Sublime et désespérant.