Selon Godard, seul un roman médiocre peut permettre une bonne adaptation cinématographique… beaucoup d’exemples viennent le contredire. Pensons, entre autres à l’adaptation que fit Kubrick du Lolita de Nabokov ou encore du Barry Lyndon de Thackeray. Souvenons-nous aussi de Madame Bovary que Chabrol porta à l’écran ou même au Blade Runner de P. K. Dick que Ridley Scott adapta magnifiquement.
Mais la meilleure adaptation cinématographique à ce jour d’une œuvre littéraire reste celle, très libre, de Coppola d’après le chef-d’œuvre de Conrad, Heart of Darkness, et qui lui valu la Palme d’or à Cannes en 1979.
Tous ceux qui ont vu le film, même s’ils n’ont pas tous compris à l’histoire, se rappellent au moins quelques scènes d’anthologie.
La première, c’est le début, sur fond de This is the end des Doors, où le bruit du ventilateur de plafond se confond avec celui des rotors.
La deuxième, c’est la « guerre psychologique » déclenchée par le Lieutenant Colonel Bill Kilgore (Robert Duvall), quand il met La chevauchée des Valkyries à fond lors de l’attaque des hélicoptères.
La troisième, c’est quand ce même Bill Kilgore (amalgame de ‘kill’ et de ‘gore’) dit aimer sentir l’odeur du napalm au petit matin.
La dernière, enfin, c’est la rencontre entre le Capitaine Willard (Martin Sheen) et le Colonel Kurtz (Brando dans son plus grand rôle) et que celui-ci déclare : « Nous devons les tuer. Nous devons les incinérer. Porc après porc. Vache après vache. Village après village. Armée après armée, et ils me traitent d'assassin ! Comment dit-on lorsque des assassins accusent un assassin ? »
Quand Willard remonte le fleuve pour aller vers Kurtz, c’est en même temps sa propre psychologie qu’il remonte… à rebours. C’est une plongée dans l’innommable et dans l’absurde. Absurde, parce qu’il est chargé par ceux-là mêmes qui mènent une guerre où l’on assassine, torture et viole des civils de retrouver et d’exécuter un officier dont les méthodes sont considérées comme immorales. C’est l’hypocrisie à son apogée. Seuls ont le droit de tuer ceux qui ont été dûment accrédités par la hiérarchie. Ce n’est pas le fait qu’il se prenne pour un Dieu qui dérange les autorités, c’est le fait qu’il se soit rebellé contre ses supérieurs.
Apocalypse Now a ceci de bouleversant, tout comme l’ouvrage de Conrad, qu’il nous met face à nos propres limites morales. Il nous confronte à l’envers de notre psychologie. La guerre est ce moment « privilégié » où l’on se découvre, où tout est permis du moment où l’on porte un uniforme, et en s’affranchissant de cette morale militaire et en revêtant une morale absolue qui est celle du ‘surhomme’, Kurtz nous prévient : Vous aussi, vous en êtes capables !
Tout comme Impitoyable de Eastwood n’est pas un western, Apocalypse Now n’est pas un film de guerre. La guerre n’est là qu’en toile de fond pour montrer comment des hommes ordinaires, confrontés à des situations extraordinaires, se transforment pour basculer dans l’horreur ! L’horreur ! Comment, quand on regarde au fond des abymes, les abymes aussi regardent au fond de nous.