"The French Dispatch" a reçu un accueil mitigé lors de sa présentation au festival de Cannes : certains critiques ont notamment décrit un film inégal, formellement abouti mais dépourvu de fil directeur. Le film de Wes Anderson a en effet de quoi dérouter, il est certainement le moins narratif de son auteur et celui qui réfléchit le plus sur la singularité de cet art formaliste. Passé un prologue sympathique sans être emballant, le premier segment illustre le déploiement de la mise en scène d'Anderson – laquelle n'a jamais semblé aussi précise (on ne sait parfois plus quoi regarder à l'écran, tant les détails abondent) et libre – qui s'interroge sur sa condition d'artiste à travers le personnage de Moses Rosenthaler, psychopathe assumé et artiste torturé, dont la capacité de création est maintenue grâce à sa muse Simone (qui est aussi gardienne de prison). Cette dernière est à la fois contrôlante et contrôlée, sujet et objet, et c'est par ce double mouvement que Moses va pouvoir être inspiré : ce rapport dit beaucoup de l'amour que porte Anderson à ses acteurs et de la nécessité qu'il a de se projeter en eux pour se lancer dans un processus créatif. Par ailleurs, Moses finit par proposer une œuvre radicale, murale et par extension invendable, une image très solitaire et loin de toute logique marchande qui renvoie à l'idée du cinéma d'Anderson, qui se veut ici plus complexe et donc moins populaire. Si cette première partie ne donne pas une image très précise du métier de journaliste (un des principaux thèmes du film), le deuxième segment nous plonge dans une ambiance faisant écho à mai 68 où une journaliste se trouve au milieu du chaos (jusqu'à coucher avec le meneur de cette révolution, le jeune Zeffirelli). C'est dans ce mouvement central que le film saisit le mieux la solitude du métier de journaliste et la tension entre combat pour la liberté et moment où l'amour est au centre des préoccupations, le tout dans un mélange d'humour à froid très sophistiqué et lyrisme fulgurant, à l'image de ce plan éblouissant sur les deux amants qui filent dans la nuit sur une moto. Car outre les innombrables trouvailles formelles (splitscreens, ralentis, etc), c'est pour la première fois avec ce degré de puissance qu'Anderson injecte autant de romantisme, lequel culmine dans ce qui apparait peut-être comme le plus beau plan du film, soit le moment où le personnage de Saoirse Ronan s'approche d'un trou de serrure pour que l'enfant kidnappé se trouvant derrière voit son œil : l'image qui était alors en noir et blanc s'estompe provisoirement pour laisser éclater la couleur et la beauté de cet iris. Dans ce troisième segment, les liens avec la création et le journalisme sont moins évidents, l'histoire étant plus narrative et plus ludique. Reste que l'on suit avec plaisir cette opposition entre flics et malfaiteurs, dont le face-à-face s'exprime pleinement dans une course-poursuite animée totalement entrainante. Si le film met souvent en scène des personnages esseulés, il conclut avec l'idée selon laquelle le journalisme est aussi une aventure collective, un temple de solidarité où un texte ne s'écrit que grâce à une chaîne d'individus reliés entre eux. En somme, "The French Dispatch" est tout sauf un film décousu, il crée au contraire un trajet où les thématiques se tissent et se déploient, et à travers lesquelles la mise en scène s'affine et se réinvente ; et alors qu'on guettait une légère perte d'inspiration, Wes Anderson trouve ici le moyen idéal pour renouveler son cinéma en faisant respirer ses célèbres marques formelles.