D’aucuns diront et rediront que Wes Anderson s’est plagié lui-même depuis déjà un moment ; d’autres continuent d’y voir un fascinant geste jusqu’au-boutiste. Tout le monde ou presque connaît désormais l’art et la manière du plus européen des cinéastes texans, que l’on pourrait résumer grossièrement à une mécanique de boîte à poupées. Réflexion dont Anderson s’amuse visiblement, lui qui continue de creuser le sillon d’un cinéma fantaisiste et mélancolique, quelque part dans les lueurs et les regrets tardifs de l’âme, où frappe le mécanisme horloger des mouvements, des déplacements, des angles et des immobilités dans le cadre. Son sens affolant du détail, méticuleux plus que maniaque, donne toujours à voir que son cinéma est une poétique de lucarne ; on y voit comme à travers les petites loupes de miniatures au pinceau. Et là, précisément, son art nous intéresse, aujourd’hui et depuis plus de dix ans particulièrement, voguant pour ainsi dire vers d’autres rivages esthétiques de la pensée cinématographique.
Avec ‘’The french dispatch’’ , tous les reproches qui commençaient à bien prendre ancrage quant au cinéma d’Anderson, ont pour vocation d’être redoublés : primo car le cinéaste s’attaque à représenter la France du passé en s’amusant d’une image d’Epinal qui recelle bien plus de finesses que son immédiat Amélie-Poulainisme, chose que les européens exècrent. Secondo car il pousse le système de l’imagerie (pour ne pas dire la vue) au paroxysme de la composition et du statisme. Tertio, la forme est nouvelle, ne suivant plus d’horizons mais des petites trajectoires : forme décontractée digne d’un peintre moderne, en traits et en diagonales, le récit enfilant des petits sketchs comme autant de coupures de journal.
Le résultat ? Un bonheur revitalisant, triste et beau, où pour une fois la multitude carnavalesque d’acteurs incarne quelquechose, de l’ordre du musée des souvenirs, des reconversions de visages, d’uniformes, de capillarité… parce que Léa Seydoux est une gardienne de prison posant nue comme une espèce de muse ambivalente à la Bataille, parce que Chalamet est un jeune frondeur soixante-huitard, Del Toro un peintre fou.
La profusion parfois étouffante de l’intellect à l’œuvre peut brouiller (non loin du concept de virtuosité, le film manque parfois d’air ; trop d’idées picturales et narratives se chevauchent en un seul plan parfois), mais l’ingéniosité des procédés est une fête acclamant la position du spectateur. Concocté avec une multitude de clichés tous réinvestis par un véritable rapport à la littérature européenne et à ses états d’âme (on l’avait bien vu déjà dans ‘’The Grand Budapest Hotel’’), le dernier film d’Anderson cherche un rapport à l’œuvre cinématographique qui, au contraire de certaines filmographies faisant tout pour se réinventer (Eastwood, Cronenberg…), se veut radical, creusant plus encore ce que la forme familière au cinéaste n’avait pas encore découverte. En résulte un film d’une modernité folle, contrepoint total à l’illusion d’une image passéiste et vignettée.
Dans le premier chapitre, le plus stimulant, Anderson narre la création d’une fresque par un peintre fou, contraint par son emprisonnement à créer une matière picturale à même les murs de la prison. La métaphore est trop belle pour ne pas être admise désormais ; entre deux films, dont un en technique de marionnettes (‘’L’île aux chiens’’), le cinéaste Wes Anderson a muté, et son cinéma avec : subrepticement, il a atteint la limite de l’image-mouvement… et devint peintre.