Ouistreham : les secrets du tournage

Le film a fait l'ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2021.

Ouistreham est une libre adaptation du Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, paru en 2010, dans lequel elle se fait passer pour une demandeuse d’emploi et devient femme de ménage.

De nombreuses personnes ont cherché à adapter le livre de Florence Aubenas mais celle-ci refusait les propositions. Juliette Binoche, qui avait envie de jouer le rôle principal, a fait preuve de ténacité en invitant l’écrivaine et journaliste à dîner tous les ans pour lui soumettre l’idée de porter son ouvrage à l’écran. Finalement, Florence Aubenas accepte en soumettant le nom d’Emmanuel Carrère. Celui-ci raconte : « Juliette ne me connaissait pas, elle m’a appelé. Nous nous sommes rencontrés d’abord à trois, puis à deux quand Florence Aubenas nous a dit : « C’est votre affaire, je ne veux pas m’en mêler ». Elle m’a pour ainsi dire adoubé, étrangement, alors que je ne suis pas principalement cinéaste. »

Emmanuel Carrère est l’auteur, entre autres, de L’Adversaire, La Classe de neige et La Moustache. Trois romans portés à l’écran respectivement par Nicole Garcia, Claude Miller et Emmanuel Carrère lui-même. Ouistreham est le deuxième long-métrage de fiction réalisé par Carrère : « J’ai aimé faire les deux films que j’ai réalisés, l’un documentaire (Retour à Kotelnitch), l’autre de fiction (La Moustache), et celui-là, c’est un drôle de mélange des deux : à partir d’un matériau documentaire, au lieu de se superposer au reportage, il y a un éloignement, une façon de se déporter vers la fiction. Le film contient un enjeu fictionnel qui n’est pas du tout dans le livre. »

Emmanuel Carrère a coécrit le scénario avec Hélène Devynck, son ex-compagne. Si le livre de Florence Aubenas est un récit choral, ils ont décidé d’y injecter un enjeu dramatique en créant une amitié plus étroite entre l’héroïne et l’une des protagonistes : « dans le livre il est question de compagnonnage, d’une camaraderie de travail très forte, mais pas d’un lien intime. J’ai donc choisi de traiter ce lien, cette amitié, et leur conséquence : le sentiment de trahison quand la protagoniste révèle qui elle est. » Introduire les thèmes du mensonge et de l’imposture, communs à son oeuvre littéraire, est une manière pour Carrère de s’approprier l’histoire : « Cela fait de Marianne Winckler une sorte de chimère, un croisement de Florence et de moi. C’est pourquoi j’ai non seulement changé son nom, mais précisé explicitement qu’elle n’est pas journaliste, mais écrivain. Même si, à mon sens, Florence Aubenas est l’un des meilleurs écrivains français, elle refuse le mot et se revendique comme journaliste. »

Il a été établi dès le début que Juliette Binoche serait entourée d’acteurs non professionnels, y compris pour le rôle de Christèle : « Si nous avions choisi deux comédiennes pour les rôles principaux, avec les autres qui feraient plus ou moins de la figuration derrière elles, ç’aurait été un peu déplaisant. » Emmanuel Carrère et la directrice de casting Elsa Pharaon ont rencontré de nombreuses personnes à Caen. Deux personnages du livre ont joué leur propre rôle : Nadège, la contremaître du ferry, et Justine, qui fête son pot de départ. Une fois le casting achevé, des ateliers ont été mis en place, une fois tous les quinze jours pendant les six mois qui ont précédé le tournage. Le réalisateur explique : « C’était une façon d’apprendre à se connaître, y compris les acteurs entre eux. Nous avons créé une sorte d’effet de troupe. Tout le monde était content de ces retrouvailles bimensuelles, sans enjeu, filmées avec une petite caméra. C’est ainsi que nous sommes arrivés en douceur au tournage. »

Emmanuel Carrère déclare, au sujet de son actrice principale : « l’énorme apport de Juliette Binoche a été d’accepter de jouer à égalité avec les autres. Je m’attendais à ce qu’elle soit une extraordinaire comédienne, mais j’ai été surpris qu’elle soit si humble et généreuse… […] Je dirais honnêtement que Juliette Binoche a dirigé les acteurs au moins autant que moi, pas du tout en leur donnant des instructions, mais dans sa façon de jouer avec eux. »

Le chef opérateur Patrick Blossier a insisté pour qu’Emmanuel Carrère obtienne auprès des producteurs une journée de brouillon au début du tournage et une journée de ratures à la fin. L’équipe a ainsi pu faire, avant le premier jour de tournage, la scène de Pôle Emploi « à blanc ». Puis le dernier jour de tournage a été consacré à faire ce qu’elle voulait, « des choses qui nous manquaient et qu’on pensait avoir ratées… » Le réalisateur souligne : « deux jours vides, non attribués, dans un plan de travail serré, c’est vraiment inhabituel… »