Clair-obscur a toutes les qualités d'un grand film, peut-être même d'un très grand film (et ce, malgré le fait qu'on ne peut le voir que sur un petit écran...). La séquence d'ouverture est magistrale. Dès le premier plan, le jeu sur le noir et le blanc est posé. Immédiatement, la cinéaste parvient à créer des ambiances rares, dignes des meilleurs moments des romans de Virginia Woolf. On sent la chaleur de ce New York caniculaire, on sent l'anxiété de cette femme noire dans un quartier de blancs, on sent le calme de ce salon de thé d'un grand hôtel où quelques happy-fews vont se rafraîchir. Cette qualité exceptionnelle de mise en scène ne se démentira jamais, jusqu'au dernier plan. Toujours la mise en espace sert le propos, sans cesse la cinéaste invente des dispositifs (un reflet dans un miroir qui semble artificiellement rapprocher le mari et l'amie séduisante, les flous et retournements de cadre évoquant la fatigue, etc.). L'une des idées les plus fortes du film, de ce point de vue, consiste à reprendre inlassablement les mêmes plans, mais avec de micro-changements : le même plan de la femme marchant dans sa rue, le même plan la montrant descendant l'escalier de sa demeure, le même plan la réveillant quand l'horloge sonne la nouvelle heure, le même plan du couple discutant dans le lit, etc. etc. C'est extrêmement habile, et très nouveau.
La deuxième grande qualité du film est la force de ses acteurs/personnages. Dès les premiers plans, on est attaché à cette jeune femme fébrile, Irène, interprétée par Tessa Thompson. Son mari est lui aussi un personnage très attachant, tout comme, plus en retrait, la domestique Zu. Clare, prénom qui nous vaut un assez bon jeu de mots pour le titre français (titre original = Passing), est incarnée par une comédienne un peu trouble, un peu dérangeante, exactement comme le vœu son personnage.
Clair-obscur est aussi un grand film pour son thème, inconnu jusque-là dans le cinéma contemporain. Le récit dénonce le racisme endémique aux USA mais en s'adossant au quotidien d'une famille noire comme décalée : une riche famille bourgeoise qui vit dans son hôtel particulier de Harlem avec sa domestique. La première séquence n'est qu'une incursion ponctuelle dans le monde des blancs ; dans cet univers de ségrégation sociale et urbaine, tout se déroulera chez les noirs, à Harlem. Les plus prospères incarnent la réussite sociale dans tous ces détails, jusqu'au gala de bienfaisance qu'on organise pour la communauté. Les plus modestes servent les précédents, et la cinéaste parvient en une courte scène à signifier le désir d'émancipation sociale de la domestique. À ce premier décalage, la cinéaste en ajoute un second, traitant d'un phénomène dont j'ignorais tout, à savoir ces femmes noires qui, grâce à un physique ambivalent, passent pour blanches sans que les blancs eux-mêmes ne remarquent rien. Ici, il faut reconnaître qu'on peine souvent à croire que cela soit possible avec les actrices retenues pour le film, mais l'idée est suffisamment bien amenée (et probablement parfaitement documentée) pour qu'on ferme les yeux sur ce détail. L'ambivalence des couleurs de peau induit des ambivalences sociales, d'intentions, de liaisons, de dominations, etc. qui plongent la personnage principale dans un état de confusion excellemment bien décrit. Confusion qui atteint son paroxysme dans la séquence finale, conçue à l'image de ce qu'Asghar Farhadi avait tenté dans Une séparation. Que s'est-il exactement passé en ce bref moment à peine capté par la caméra ? Une quelconque culpabilité s'y joue-t-elle ? On n'en saura jamais rien.
Bref, Clair-Obscur me semble tout avoir du très grand film. Espérons qu'un jour, on pourra voir un tel opus sur grand écran. ça le mérite !