Alain Cavalier préparait un film avec une femme écrivain, Emmanuèle Bernheim. Son père, victime d’un AVC et à moitié paralysé, lui avait demandé de l’aider à en finir. Elle en avait écrit un livre : "Tout s’est bien passé". Le metteur en scène explique : "J’avais décidé de tourner cette histoire : Emmanuèle serait elle-même et moi, son père. Peu de temps avant les prises de vues, elle m’annonce qu’elle a un cancer du sein. Elle en guérit. Elle fait une récidive et meurt. Secoué par sa disparition, j’ai l’idée, pour tenir le coup de visiter le journal filmé que je tiens depuis 1993. J’y ai trouvé des personnes filmées à différents âges de leur vie. Je les suivais pour le plaisir de filmer. Pas pour rencontrer un public."
Alain Cavalier se rappelle comment il a rencontré Daniel, cet homme obsédé par la propreté : "Nous nous trouvions sympathiques. J’allais le voir dans son petit appartement rempli de vieux livres, de vieux disques, d’une télévision centenaire, un repaire de vieux garçon que j’aurais pu devenir. J’ai filmé la progression de ses T.O.C. (Troubles Obsessionnels Compulsifs) qui est de vérifier cent fois que tout est bien en place avant de sortir de chez lui. Et j’ai fini par lui poser la question qui me brûlait depuis tant d’années : « Pourquoi, toi, qui es un cinéaste de talent, tu ne fais plus de films ? »... Chaque fois qu’on se voit, on s’amuse aux jeux de grattage. J’en apporte toujours une dizaine. Pour la première fois depuis dix ans, on a gagné. Du point de vue de la construction dramatique, c’est épatant. Sans scé - nario. Sans acteurs. Sans équipe. Sans budget. Offert par la vie. Avec l’aide du temps."
Il était important que Jacquotte soit la première des six portraits. Elle est un peu l’emblème des films réalisés par Alain Cavalier. Ce dernier confie : "On fait le même travail de mémoire. Sauf que moi, je visite moins mes stocks, je les fabrique chaque jour. C’est de les fabriquer qui m’excite le plus et pour m’exciter, il faut une personne, un récit, un lieu. D’abord la personne, mon émotion devant elle, mon désir physique de la filmer. Un récit, ensuite, un récit en marche qui vienne des personnes au moment où je les filme et qui ne soit pas la réalisation d’un scénario écrit des mois à l’avance, le contraire pour moi de la vie. Enfin, un lieu, une certaine concentration visuelle. Ne pas s’éparpiller, tourner dans vingt-cinq endroits, sinon la matière s’évapore. Quand ces éléments sont réunis, si vous le voulez, vous pouvez dire que je suis un témoin de mon temps. Mais sans chercher à l’être."
Le portrait de Léon est peut-être le plus touchant et sa relation avec Alain Cavalier évolue devant le spectateur qui découvre ce personnage en même temps. Le cinéaste explique : "Tous les deux, on commence par se vouvoyer et on se tutoie pour finir. Ça faisait un moment que je tournais autour de lui. J’entrais dans sa boutique, il me plaisait mais j’étais gêné parce qu’il écoutait constamment une radio arménienne très fort. Je me disais : je ne peux pas tourner dans ces conditions et je ne peux pas non plus lui demander de l’arrêter car il sera quelqu’un d’autre sans sa radio. Je ne veux rien changer à la façon d’être des personnes que je filme. Et puis quand j’ai vu affiché sur la porte de Léon qu’il fermait sa boutique dans deux mois, je me suis dit : il faut y aller, une histoire est en route, et si je n’arrive pas à lui faire éteindre sa radio tant pis j’abandonnerai. Et il l’a éteinte."
"Devant moi, il fait le contraire de moi. C’est du sport de haut niveau : quatre portraits de vingt-six minutes en un après-midi, en un seul plan chacun, sans coupures et avec des mouvements de caméra compliqués. C’est passionnant à filmer et dix ans après de revenir voir un Philippe différent. Guillaume, le jeune boulanger-pâtissier, est aussi un fou de travail et de précision. Quand un homme travaille, triche impossible. Je peux le filmer, il est juste. Quand il n’a que sa parole à proposer, méfiance, risque de pose. Quand un cinéaste filme avec tout son corps et tout son esprit, il est aussi dans la précision, sans pathos, sans graisse, à condition qu’au montage, il reste proche de son sentiment au moment où il filmait."
Bernard a été comédien dans la comédie Le Plein de super en 1975 et assistant sur le drame Libera me en 1992, deux films réalisés par Alain Cavalier. "Une amitié, une compréhension, une confiance sans nuages. Je l’ai suivi pendant dix ans, jouant seul sur scène un magnifique monologue écrit par lui. Du plus petit foyer de campagne aux grandes salles, partout, c’était toujours plein tellement c’était émouvant. Je suis fier d’avoir gardé trace de ce travail. Je suis aussi un archiviste", raconte le cinéaste.
Entre 1993 et 2010, date de l’arrivée de la carte mémoire, Alain Cavalier a emmagasiné plus d’un millier de cassettes. Il se rappelle : "Sur chacune est collé un résumé du contenu. En voir une de temps en temps est un plaisir. C’est une image du passé, pas meilleure mais merveilleusement différente de celle d’aujourd’hui. Mes films tournés en vidéo sont à l’abri des dégradations imprévisibles. Ils ont tous une copie 35 millimètres dont on connaît la robustesse du négatif. Je les mets dans un classeur. C’est la matrice du film. Ce n’est pas virtuel. Je peux les toucher, comme un négatif. Quand le montage commence, on fait un transfert des plans nécessaires au film. Le problème c’est l’usure du cerveau devant le défilement des images sur l’écran. Je note sur un cahier la description de chaque plan. Ça me permet une consultation plus rapide, moins usante, de la richesse du stock."
Alain Cavalier a tourné son premier film avec une caméra qui "faisait un bruit de machine à coudre" selon ses propres mots. Il a conçu ses films suivants avec une caméra "énorme, blindée, pour ne pas entendre le bruit de sa mécanique". Aujourd’hui, comme un prolongement de son cerveau, dans sa main, le metteur en scène tient une "caméra fraternelle". Il explique :
"Voilà toute l’histoire de ma vie et mon bonheur de la terminer en filmant librement à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Je rejoins mes amis peintres, écrivains, musiciens. Je fais partie d’un mouvement précis dans l’histoire du cinéma : filmer à la première personne. Aujourd’hui, le spectateur sait reconnaître les films où l’auteur tient la caméra, et vous montre son seul point de vue. Un nouveau trio est en formation : Filmeur. Filmé. Spectateur. Un parfum différent. Dans les Six Portraits XL, on m’entend dialoguer par petites touches avec la personne que je filme. Je souhaite que le spectateur me suive, devienne filmeur lui aussi en regardant mon travail, l’approuvant, le contestant, cherchant une autre façon de voir les choses. Je me suis aperçu que ma caméra, par moments, était comme un instrument de musique. Dans un de mes films, j’ai mis Stardust joué au saxophone par Lester Young. J’avais l’impression de filmer comme il soufflait. Quand je tiens la caméra, mon souffle règle mes déplacements, mes arrêts, le rythme et la durée du plan. C’est la maîtrise de la respiration qui me guide et quand elle commence à se bloquer c’est que le plan est en perte d’énergie et qu’il faut couper."