Délicat sujet que celui du nouveau film de Jonathan Glazer (le rare réalisateur d’une poignée de films très remarqués, dont Under the skin en 2013). Comme toujours pour ce qui touche à l’holocauste, on ne sait pas trop définir où se situe la limite du montrable, du fictionnable, du raisonnable ou du bon goût. La proposition de Jonathan Glazer a beaucoup fait débat à Cannes. Le réalisateur choisit une forme assez « objective », à la limite du documentaire (évidemment, reconstitué, joué par des acteurs, donc une fiction), pour faire émerger ce sentiment d’anomalie, de vertige absolu qu’on peut avoir face à ces événements et à leurs protagonistes.
Il a été beaucoup reproché à Glazer de ne pas franchir la limite du camp, de ne pas montrer le camp. A cela, deux justifications me semble-t-il. La première est que le sujet de Glazer, c’est la maison, et c’est la famille dans la maison. Ce n’est pas tellement les faits qui se déroulent à côté, mais plutôt les faits qui se déroulent à côté des faits qui se déroulent à côté. La femme de Rudolf Höss vit dans une sorte de déni par rapport aux crimes commis à côté de chez elle. La deuxième réponse, et on y reviendra, c’est que son déni est feint, car elle ne peut pas échapper aux faits commis dans le camp. Même si elle ne franchit pas le mur de son jardin, elle vit dans l’ambiance sonore du camp, qui ne laisse rien ignorer et elle vit entourée de nombreuses domestiques captives dont elle connaît le destin. Le scénario est donc réduit à l’essentiel, installer les différents protagonistes dans cette contradiction géante, avec pour corrolaire la grande question : « comment est-ce possible? » que le film suscite de la première à la dernière image dans l’esprit de son spectateur.
Cette installation, Jonathan Glazer la réalise très prudemment. Le film est d’une fidélité stricte à la réalité. La maison et le jardin sont reconstitués à l’identique, dans les paysages polonais bucoliques que Lanzmann filme longuement dans Shoah. Le dispositif de Jonathan Glazer a consisté à positionner dans la maison une dizaine de caméras, en plan large, pour laisser les comédiens déambuler sur es longues séquences quasi improvisées. La mise en scène qui en résulte est très originale, peu de gros plans, peu de visages de comédiens, peu de champ contre-champ. D’où une impression de documentaire ou de caméra de surveillance. En résulte une distance avec les personnages qui est plutôt bienvenue.
Comme dit plus haut, la caméra ne passe pas (sauf à une exception) la barrière du camp. Mais on ne quitte ni n’oublie jamais la violence d’Auschwitz. Déjà, la maison baigne dans un fond sonore permanent, un mélange de vrombissement industriel, de flammes, de gémissements, de cris atténués… Qui installe un malaise permanent. On se représente sans arrêt les violences commises dans le camp, et d’ailleurs certains personnages n’y échappent pas, comme celui de la mère d’Edwige, qui finit par quitter la maison sans explication. Par ailleurs, les ingénieurs et les commandants sont présents à l’écran, discutent de rendements et d’innovations industrielles. On comprend, malgré la fadeur du personnage, que Rudolf Höss est ‘l’homme de poigne’, architecte du succès de la solution finale, le meilleur bourreau de toute l’Allemagne nazie. Difficile de reprocher à Glazer de faire un film « révisionniste ».
L’originalité du regard de Glazer est son choix de personnage central. C’est en effet Edwige Höss (Sandra Hüller, la meilleure actrice du moment semble-t-il) qui est au centre de notre attention. Elle est la femme du bourreau et la mère de famille, et le personnage le plus étrange et glaçant de ce récit. Cette femme construit un véritable bonheur dans le jardin d’Auschwitz. Elle ne semble pas être atteinte par l’usine de mort qui est à 20 mètres de sa maison, et même quand le devoir appelle son mari à un autre poste plus important, elle refuse de le quitter. La personnalité de cette mère de famille est assez trouble. Elle est complice évidemment (elle sait tout), on la voit avoir des gestes obscènes quand elle met du rouge à lèvres trouvé dans un manteau de fourrure récupéré parmi d’autres objets précieux. On l’entend discuter avec ses copines des diamants à traquer jusque dans les dentifrices. Elle est bourreau elle-même quand elle menace les détenues à son service de finir dans la cheminée juste à côté. Le personnage qui l’éclaire sous un jour un peu différent est celui de sa mère, dont la présence ouvre de nouvelles pistes d’explications (femme de ménage antisémite, qui nettoie des maisons juives avant la guerre, qui a les larmes aux yeux devant la réussite sociale de sa fille mais qui finalement elle, ne supporte pas la proximité du camp). Face à cette mère, on sent pour la première et seule fois une petite réticence de Edwige à parler de ce qui se passe derrière le mur.
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