Jusqu’ici les documentaires de Laetitia Carton étaient très liés à une personne en particulier : son ami Vincent dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, le dessinateur Baudoin dans Edmond, un portrait de Baudoin. Cette fois-ci, le point de départ est davantage un ressenti personnel. La réalisatrice explique :
"Je fais toujours des films sur des personnes, des univers, ou des communautés que je connais déjà très bien. Je ne me demande jamais sur quoi je pourrais faire un documentaire. Mes désirs de film naissent plutôt de ce que je vis et que j’ai envie de partager. Edmond Baudoin est quelqu’un que j’admire, j’aime sa manière d’être au monde et son dessin. Je ne pouvais plus le garder pour moi. Pour la communauté Sourde, c’était la même envie : comment le monde entier pourrait ne pas vouloir connaître cette culture, cette langue, cette richesse ? Pour moi, c’est vraiment la même origine et le même désir à chaque fois. Et pour Le Grand Bal, c’est le même processus."
La première fois que Laetitia Carton est allée au Grand Bal, c’était en 2003. La cinéaste se disait depuis plusieurs années qu’il y avait un film à faire sur le sujet : "Mais je n’étais jamais passée à l’acte parce que je me disais qu’une caméra n’y rentrerait jamais. C’est un espace assez protégé, qu’on n’a pas envie d’abimer. Et puis, en 2015, les organisateurs des Grands Bals ont autorisé une équipe de journalistes à filmer et j’ai pu observer que la caméra avait été plutôt bien acceptée. Et un soir sur un parquet alors que Bernard Coclet, le créateur du Grand Bal, et moi regardions émus les danseurs, nous avons eu la même idée au même moment. Il fallait le faire."
Laetitia Carton a participé à ce bal de nombreuses années. La question de savoir si elle allait se faire accepter non plus en tant que participante mais en tant que réalisatrice s'est donc posée. La réalisatrice se rappelle :
"Je savais que cela passerait d’abord par beaucoup de communication, avant et pendant le tournage. Je savais que moi-même j’aurais vécu cela comme un geste intrusif dans cet espace qui m’est précieux. Mais je savais aussi que le jeu en valait la chandelle. J’avais fait passer un mot à tous les inscrits grâce aux organisateurs avant le bal. J’y expliquais mes intentions, et ma volonté de partager la beauté de ces rencontres. On a aussi organisé deux temps d’échanges au cours du tournage où tout le monde pouvait venir et poser des questions sur le film, sur mes intentions. Et un texte très personnel, était affiché à l’entrée du bal et sur les panneaux d’informations."
Au final, seulement 11, sur les 2500 présents, ont refusé d'être filmées.
Le Grand Bal possède une image très cinématographique, une condition sine qua non pour Laetitia Carton, qui raconte : "Il y a une beauté dans le bal, que je voulais rendre. Quand on vient de l’extérieur, on ne va pas forcément voir cette beauté au premier abord, parce que le Grand Bal c’est le royaume des bâches et des chaises en plastique, des néons et des spots de chantiers. Donc si je voulais que la beauté que je vois dans la danse et les gens se ressente, j’avais besoin d’une vraie image de cinéma, avec beaucoup de profondeur de champ, et qui s’est accompagnée d’un long travail d’étalonnage. Pour qu’on soit vraiment avec les gens et non avec le plastique des bâches, le métal des barrières ou les slogans des tee-shirts."
La chanteuse Camille, qui était déjà présente dans J’avancerai vers toi avec les yeux d’un Sourd, signe ici la chanson du générique en compagnie de l’équipe du film. Chez Laetitia Carton, sa musique devient à son tour une expérience collective. La cinéaste confie :
"Camille est une amie et vient souvent au bal avec moi. Elle fait partie de tous ces gens que j’aime qui ont disparu du film au montage. Je lui ai proposé de faire une chanson pour le générique et elle a eu, comme toujours, une idée fantastique : réunir tous les gens qui ont travaillé sur le film pour chanter ensemble le générique. Ça ressemble tellement au film, je ne pouvais imaginer mieux : un grand corps collectif qui chante. C’était une évidence. On a passé une après-midi très douce à chanter tous ensemble, gens de la technique, de l’organisation du bal, de la production, et même de la distribution, c’était beau. Elle aime beaucoup faire chanter les gens. Sa manière de travailler, d’être au monde, de le regarder, est très proche de la mienne. Et son travail me touche depuis toujours."
Le Grand Bal a été présenté au festival de Cannes, en sélection officielle, au Cinéma de la plage, des séances plein air où ont été projetés Vertigo ou Grease. Laetitia Carton se rappelle comment Le Grand Bal s’est retrouvé dans cette sélection éclectique :
"Thierry Frémaux a eu une très bonne intuition : proposer le film sur la plage suivi d’un vrai bal trad avec des groupes de musiciens du film. Je ne le remercierai jamais assez pour ce cadeau, parce que je pense qu’il n’y avait pas de meilleure place pour ce film. Ça restera un merveilleux souvenir. Il y avait des centaines de personnes du Grand Bal venues des quatre coins d’Europe pour découvrir le film et danser après la projection. C’est comme si on avait reconstitué le Grand Bal en plein Cannes. De temps en temps, au milieu d’une danse, hors du temps, on relevait la tête, et on apercevait le Majestic, et la Croisette qui nous regardaient. Pendant tout le bal, les gens passaient et nous rejoignaient, on était plus de 1000 en se mélangeant allégrement, danseurs, Cannois, festivaliers. J’ai des images marquantes en tête : une équipe de film chinois, tous en smoking et robe de soirée, les escarpins à la main, les pieds nus dans le sable, en train de danser un rondeau des landes... c’était surréaliste, c’était joyeux et beau. On a dansé jusqu’à 2h du matin, tant qu’on avait l’autorisation de jouer. Et avant la projection, nous avions monté les marches en musique et en dansant. Une soirée parfaite… folle et parfaite."