Dans le Nord Est de la Turquie, le paysage montagneux et les vallées reculées font le lit de croyances ancestrales, de valeurs morales patriarcales ; mais a aussi permis à la langue sifflée de se développer et de se perpétuer. Pour communiquer dans cette topographie forestière, les autochtones sifflent la langue turque. Dans un de ces villages reculés, une jeune femme de 25 ans muette, Sibel, communique ainsi avec un père aimant et une sœur jalouse de la préférence paternelle pour son aînée handicapée. Mise au ban de cette société archaïque, elle va au champ pour aider mais reste souvent isolée, comme si son handicap était transmissible. Pas mariée à 25 ans, alors que toutes les filles pensent à trouver un mari dès 15/16 ans, personne ne veut de cette handicapée ; et c’est ce qui fait sa force, sa liberté de parole et d’action. Lorsque sa sœur, brillante étudiante, est demandée en mariage à 16 ans, elle se révolte par procuration ; mais sa sœur y trouve une forme de gratification. Les femmes organisent les mariages, les rencontres ; elles sont les têtes de proue d’un conservatisme dont elles sont des victimes via ces mariages organisés. La toxicité suprême est de rendre les femmes agressives entre elles, tant elles sont déchirées entre la fierté d’être données en mariage et leur instinct caché de liberté. Sibel affranchi de ce carcan, mais rejetée du fait de son handicap, décide afin d’être reconnue d’aller chasser le loup dans la forêt ; un loup rodant près du Rocher des Mariés et empêchant les mariages. Partant fusil à l’épaule et sans foulard, affichant donc un statut particulier pour les femmes de la communauté, elle arpente les montagnes jusqu’au jour où elle tombe sur une autre forme de loup, un déserteur. Le village et la maison pour les codes moraux sociétaux locaux ; la montagne et la forêt pour le côté naturaliste et conte. Dans cette forêt dans laquelle la liberté est pleine et entière, Sibel y rencontre un serpent (Adam et Eve ne sont pas loin), une vieille folle (victime de la morale et poussée à l’isolement), un déserteur assimilé comme un terroriste par les autorités,… Ce dernier est l’alter ego de Sibel, un homme épris de liberté. Le père de Sibel est un personnage lui aussi important du film pris en tenaille entre les traditions et l’amour inconditionnel pour sa fille ; grand écart difficile à tenir pour celui qui représente aussi l’institution, il est le maire du village. Entre Sibel et ce père, deux scènes s’impriment durablement dans les esprits. Vous avez aimé « Mustang » et son côté uppercut et explicite ; vous aimerez « Sibel » et son approche fable engagée, progressiste et plus implicite. Sibel est une jeune femme avec des convictions chevillées au corps ; son handicap est sa force. Sa liberté permise par ce handicap lui permet de s’affranchir de cette société autant patriarcale que matriarcale et de s’émanciper socialement et sexuellement. De toutes les scènes, avec un magnétisme et une puissance incroyable, Damla Somnez est la « Rosetta » de 2019. Les festivals ont eu le nez creux, elle s’est vue décerner 11 prix d’interprétation. Jusqu’à la scène finale, elle porte ce film. La dernière séquence est aussi à l’image d’un film où le couple franco-turque de réalisateur (Cagla Zencirci-Guillaume Giovanetti) ne cède pas à la facilité avec de l’intelligence dans chaque plan. Issus tous deux du documentaire, leur scénario est aussi irréprochable ; aucune facilité et beaucoup de bienveillance malgré un engagement total.
Assurément un film phare de cette année ciné. A voir absolument. D’une richesse incroyable, même à revoir très vite.
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