Filles de Joie offre un prolongement au film Bande de Filles, son versant adulte en quelque sorte, faisant alors de la cité une terre sans avenir aucun, un lieu d’emblée marginalisé au sein de la géographie urbaine, caractérisé par son architecture en tours, un espace dans lequel les familles tentent de vivre en luttant contre la misère et la violence intestine qui les menacent. Même ancrage social, même destin croisé de plusieurs femmes ici adolescente, jeune mère de trois enfants en rupture avec son conjoint et mère cinquantenaire ; trois âges de la vie contraints de se tourner vers le plus vieux métier du monde pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille respective. Néanmoins, le film a l’intelligence de l’antiphrase que porte son titre : il représente des personnages qui simulent la joie – essentiellement la jouissance – tout en étant conscients de leur impossible fuite. Les « filles de joie » sont des actrices : perruques, déguisements érotiques, accessoires, tout cela contribue à dissocier le travail de la vie privée, distinction qu’apprend à ses dépens Conso, interprétée avec puissance par Annabelle Lengronne ; elles sont des spécialistes du désir masculin, capables d’anticiper les comportements, de répondre aux besoins, de satisfaire la demande. Aussi le trajet en voiture vers l’étranger – la Belgique, pays où la prostitution est encadrée par la loi – est-il ambivalent : à la fois aveu d’un échec, celui de ne pouvoir s’élever socialement, et conquête d’un semblant de liberté, puisqu’il traduit le passage d’une prison subie (la tour d’immeuble) à une prison choisie, une prison de luxe dans laquelle – seul avantage véritable, si tant est que l’on puisse parler d’avantage – elles deviennent maîtres à bord, elles gouvernent leurs clients. Le long métrage se plaît à déconstruire les mythes virils qu’érige l’homme pour assurer sa suprématie : les vingt centimètres réglementaires, l’orgasme féminin comme preuve de leur vaillance au combat... Il accorde une place importante aux échanges verbaux entre les « filles de joie », au partage de leur expérience et de leurs anecdotes. Ces femmes disposent d’un pouvoir essentiel, un pouvoir de désacralisation du masculin et de reconquête de leur liberté sexuelle. Elles travaillent l’illusion, adoptent des postures. Mais sont paradoxalement les seules à savoir distinguer l’artefact de la réalité, séparer la fiction et sa concrétisation dans la douleur (à l’opposé d’un personnage comme Yann). En parallèle à cette immersion dans un milieu socio-professionnel, le long métrage de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich est également un grand film sur l’amitié qui résiste contre vents et marées, s’affirme tel un cocon protecteur constamment sur le point d’exploser – l’arme à feu, la drogue, l’accident – mais toujours là. Malgré ses lourdeurs initiales qui laissaient présager un drame social déjà vu et revu, Filles de Joie est une œuvre surprenante qui a le mérite de convertir la puissance de ses femmes en force de mise en scène : réalisation à mi-chemin entre le documentaire et la poésie, n’ayant pas peur des ralentis (légers), montage qui pense les ellipses, les retours en arrière comme l’assemblage des pièces d’un puzzle identitaire, nappes musicales envoûtantes et mélancoliques, trio d’actrices remarquables, dont il faut, pour finir, rappeler les noms : Sara Forestier, Noémie Lvovsky et Annabelle Lengronne.