C'est lors une conférence sur les robots à laquelle il a assisté, en 2012, que Benoit Forgeard a eu l'idée du scénario de Yves. Le metteur en scène se rappelle : "Le directeur d'Aldebaran Robotics raconte le futur : un conducteur rentre tard d'une soirée, ses paupières tombent, sa voiture intelligente le détecte, en déduit qu'il s'endort. Sans prévenir, elle prend le contrôle, se gare et appelle un proche à la rescousse. Il raconte ça sérieusement. Ça ne fait rire personne, sauf moi. Je me dis : « Tiens, les appareils intelligents connectés vont renouveler considérablement le genre du vaudeville ». Et pas seulement celui-là. Leur installation parmi les humains ouvre des perspectives surréalistes. On va voir des gens parler à leur peigne et un fauteuil devenir médecin. La révolution technologique a beau nous angoisser, elle renferme un grand potentiel comique. Sous certains aspects, notre époque est peut-être la plus drôle jamais survenue. C'est la bonne nouvelle du film."
Après des études aux Beaux-Arts, puis au Studio National des Arts Contemporains du Fresnoy, Benoit Forgeard tourne de nombreux courts métrages, tous produits par Emmanuel Chaumet (Ecce Films) et diffusés par France 2 et Canal+. Après Réussir sa vie, sorti en avril 2012, son deuxième long métrage Gaz de France, sélectionné au Festival de Cannes 2015 (ACID), sort le 13 janvier 2016. L’Année du Cinéma 2027, recueil de ses critiques de films imaginaires, publiées dans la revue Sofilm entre 2012 et 2015, paraît en librairie en novembre 2016 (Capricci Editions). Parallèlement, il écrit et réalise la chronique d’animation Dérive des continents, chaque vendredi soir, en conclusion de l’émission 28 minutes, présentée par Elisabeth Quin (Arte). Toujours pour Arte, mais sur le web, il est l’auteur d’une série sur le cinéma, aux intentions didactiques et aux titres évocateurs : L’Acier chez Rohmer, Le Cuir chez Pialat, Le Cheveu chez Tavernier.
S'il fait penser à un film qui se situe dans le futur, Benoit Forgeard tenait à ce que l'action de Yves se déroule de nos jours, même si un appareil comme le fribot n'existe pas encore. La raison ? le sujet du film n'est pas tant l'intelligence artificielle que le culte de la performance. Le cinéaste raconte : "C'est pourquoi Yves débarque dans un univers suranné. Dans la maison de la mémé de Jérem, il est comme un renard dans un poulailler. Il y a tellement à optimiser ! Ce que vous appelez les « codes de l'époque » sont des symptômes en relation les uns aux autres. Les IA sont l'apothéose du culte du progrès. On a la trouille qu'elles nous remplacent. Alors on s'empresse d'en rire. Parallèlement, les rappeurs, souvent obsédés par leurs attributs virils, témoignent d'une forte angoisse de la castration. Ces phénomènes ne sont pas contemporains par hasard. La peur de perdre sa situation domine."
Pour Yves, Benoit Forgeard a fait appel à des comédiens avec qui il a l'habitude de travailler, comme Alka Balbir, Anne Steffens et Philippe Katerine. Il a toutefois sollicité de nouveaux visages : Doria Tillier et William Lebghil. Il confie : "Nous avons répété tout un mois. Principalement William et Doria, mais aussi les autres rôles, jusqu’aux plus petits, afin de les mettre en confiance et éliminer les dialogues qui ne marchent pas. Une fois le tournage commencé, chacun fonctionne à sa façon. C’est là qu’il est utile d’avoir appris à nous connaître pendant les répétitions. Mon principe sur ce film était de ne pas sacrifier le naturel des comédiens et leurs gestes intuitifs à l’esthétique. Je leur demandais d’être précis sur les dialogues, mais sans obsession déplacée. Ça doit sonner juste et quand un mot ne trouve pas sa place, on en choisit un autre. L’esprit plutôt que la lettre, et la lettre plutôt que l’impro."
Le film est présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2019. Benoit Forgeard était déjà présent au célèbre festival pour son deuxième long métrage, Gaz de France, sélectionné en 2015 dans la section ACID.
Pour obtenir le rire de William Lebghil, Benoit Forgeard a utilisé une technique américaine : une puce wifi que le comédien ingère chaque matin, en arrivant sur le plateau. Il précise : "A l’aide d’une télécommande, je peux ensuite déclencher ses rires, en contrôler l’intensité, au décibel près. Un technicien est chargé de récupérer la puce chaque soir et de la préparer pour le lendemain matin. C’est son seul boulot de la journée et ce qui explique qu’il est très bien payé."
La bande-son de Yves mêle des mélodies recherchées de Bertrand Burgalat et ce qu’il y a de plus populaire aujourd’hui : du rap, composé par le beatmaker MiM. Benoit Forgeard explique comment s’est passée l’alliance de ces deux univers : "Le rap qu’on entend dans le film a d’abord pour but de caractériser Jérem, qui fabrique un rap rudimentaire mais attachant, puis de caractériser Yves, dont la musique, plus efficace, ne s’embarrasse pas d’états d’âme. Pour rendre cette distinction tangible, je me suis adressé à des professionnels : Tortoz pour les textes et MiM pour la musique, deux garçons qui boivent, mangent et respirent rap. Bertrand Burgalat s’est vu confier une mission parallèle : jouer le jeu d’une bande originale chargée d’accompagner l’action, d’amplifier les émotions, d’enrichir le film d’un romantisme intemporel. Le rap m’a permis d’apporter du cru, de la grossièreté, ce dont je raffole. Si MiM et Tortoz avaient pour but de ramener le film sur terre, Bertrand avait l’objectif opposé, permettre au récit certaines envolées lyriques, afin d’équilibrer l’ensemble et nous permettre d’échapper à une réalité trop pesante."
L’intelligence artificielle est un genre en soi. 2001 odysée de l'espace, A.I, L’Homme bicentenaire et Her ont ainsi nourri l'approche de Benoit Forgeard. Le metteur en scène explique : "Yves n’a rien de virtuel. Il est encombrant, intempestif. Les recherches en intelligence artificielle progressent beaucoup plus vite que la robotique, plus coûteuse, ce qui explique que le fribot est une IA redoutable mais un robot limité à quelques ouvertures de porte. Une partie du comique du film repose sur ce paradoxe. Toute IA qu’il est, Yves est dépendant d’un physique ingrat. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit d’un frigo. Il a à voir avec la bouffe, la nécessité de survivre, ce qu’il y a de plus archaïque dans l’humanité. Il se rattache à une tradition burlesque, voire rabelaisienne. Plus on va dans le gras du réel et plus l’intelligence artificielle détonne. Je pourrais citer Pierre Boulle, l’auteur de La Planète des Singes, Alain Jessua (Paradis pour tous), mais c’est probablement Roland Topor, mon influence la plus importante. Son Téléchat était rempli de fers à repasser et de fourchettes qui parlent. J’ai grandi avec ça."