Convaincu que « construire la vie de manière collective permet d'avancer non pas dans une logique de l'efficacité, mais d'avancer plus justement », Nicolas Contant est parti caméra au poing en immersion au Centre de jour psycho-thérapeutique Antonin Artaud, à Reims. Contre la violence et l'exclusion que provoquent l'enfermement et la classification des pathologies psychiques, le Centre Artaud met en pratique un principe de collaboration entre patients et soignants dans l'organisation des activités quotidiennes et le suivi des soins. Le collectif peut-il créer du sens pour des personnes en souffrances psychique ? Le résultat : une expérience cinématographique où la réalisation est elle-même devenue collective (qu'ont à dire les patients sur eux-mêmes ?), où une esthétique brute se confronte à des intermèdes oniriques, où la question de la santé mentale s'efface pour lasser place à celle du vivre ensemble.
Nicolas Contant vient de la prise de vues. Directeur de la photographie, formé à l'Ecole nationale Louis Lumière, il travaille sur des fictions aussi bien que sur des documentaires, et quelques clips. Il a notamment travaillé avec José Luis Guérin, Aurélia Georges, Jean-Pierre Krief, Antoine Desrosières, Paul Vecchiali. Le cinéaste explique : "Je ne me sens pas vraiment auteur dans le sens où j'aurai des histoires à raconter. Mon dernier film, comme ceux que j'ai pu faire auparavant (Sans savoir où demain nous mènera, Acte de naissance...) et ceux que j'aimerai développer après celui-là, sont tous des films documentaires à dispositifs, c'est-à-dire qui se déploient à partir d'une impulsion de départ que je donne et dont j'imagine qu'elle produira une histoire qui me dépasse."
Nous, les intranquilles est un film réalisé dans un centre d’accueil psycho-thérapeutique, en collaboration avec les équipes soignantes et les patients. Nicolas Contant explique sa démarche : "Mon intention était de faire un film collectif sur un collectif. Autrement dit, documenter par un geste partagé ce qui traverse un groupe sans hiérarchie, les possibilités qu'un tel fonctionnement offre, les tourments traversés, la charge subversive qu'il peut porter dans un monde entièrement hiérarchisé (dans l'entreprise, l'organisation du pouvoir politique, etc.). J'ai donc cherché, à partir de mes expériences personnelles, des groupes militants, collectifs d'artistes, jardins partagés, associations... qui vivaient un fonctionnement horizontal. Je dois avouer que dans un premier temps je n'ai pas tellement trouvé d’expérience suffisamment intéressante ni explicite pour en faire un film. Jusqu'à ce que l'on me parle du Centre Médico Psychologique Antonin Artaud de Reims, inspiré par la psychothérapie institutionnelle."
L'influence principale dans la conception de Nous, les intranquilles reste l'expérience des groupes Medvedkine, impulsés par Chris Marker dans les années 60. Après la projection d'A bientôt j'espère (1968), dont certains ouvriers reprochent le point de vue inévitablement dominant (et peut-être voyeur) d'un cinéaste parisien, socialement et culturellement situé, Chris Marker invite les ouvriers à produire leurs propres films, de documenter par eux-mêmes leurs conditions d'existence. Nicolas Contant poursuit : "De même pour Nous, les intranquilles, qui aurais-je été pour produire un point de vue légitime sur la maladie, la réalité que traverse les personnes que j'ai rencontré au centre Artaud ? J'ai simplement tendu la caméra. J'ai cherché à rendre possible un point de vue autonome, quoique cette tentative soit certainement limitée par certains biais (technique, continuité psychique, continuité du désir).
Parmi les autres inspirations cinématographiques du réalisateur, il y a également Les glaneurs et la glaneuse d'Agnès Varda, pour le film que l'on voit à l'écran en train de se faire. "Du point de vue littéraire, ces quelques lectures m'ont travaillé pendant la réalisation : Capitalisme, désir et servitude de Frederic Lordon, Commun de Pierre Dardot et Christian Laval, La fabrique des imposteurs de Roland Gori, mais aussi Les vagabonds efficaces de Fernand Deligny, quelques textes de Cornelius Castoriadis et de Frantz Fanon", confie-t-il.
"Comme toutes les grandes décisions de réalisation, le titre est le fruit d'une réflexion collective. Le « nous » est arrivé assez vite, comme une évidence. Ensuite nous avons essayé toute une série de substantifs, tous plus faibles ou stigmatisants. Puis quelqu'un a proposé « les intranquilles ». Ça nous a semblé à la fois propre à parler de la maladie, mais aussi de notre intranquillité à chacun, la mienne en particulier, dans ce monde d'injustice sociale, qui violente les êtres, normalise les singularités. On voit ce titre comme une invitation adressée au spectateur à être intranquille avec nous. Nous avons appris par la suite la double filiation avec Gerard Garouste (peintre dont l'autobiographie s'intitule L'intranquille) et Fernando Pessoa (Le livre de l'intranquillité), ce qui n'était pas pour nous déplaire... C'est Pessoa qui écrit ces mots : « Je ne suis guère ému d'entendre dire qu'un homme, que je tiens pour un fou ou pour un sot, surpasse un homme ordinaire en de nombreuses occasions ou affaires de l'existence. Les épileptiques, en pleine crise, sont d'une force extrême; les paranoïaques raisonnent comme peu d'hommes normaux savent le faire ; les maniaques atteints de délire religieux rassemblent des foules de croyants comme peu de démagogues (si même il en est) réussissent à le faire, avec une force intérieure que ceux-ci ne parviennent pas à communiquer à leurs partisans."