J’ai un ressenti un peu différent de ce que j’ai pu lire ici ou là au sujet du statut de ce film, en particulier vis-à-vis du suicide de son auteur. Je crains que par ce geste funeste, qui semble d’ailleurs lié à la réalisation de ce seul et unique long métrage, celui-ci n’acquière une sorte d’aura un peu usurpée – et donc un peu superficielle –, faisant oublier ce qui représente à mes yeux quelques errements, mais aussi et surtout d’indéniables qualités.
S’il est vrai qu’il y a quelque chose de particulièrement troublant à regarder une œuvre à ce point hantée par la mort (nombre de répliques y font référence, j’ai par exemple en tête celle d’une passante, parlant vraisemblablement des jeunes en général, et lançant au personnage principal : « On vous fera la peau ! ») alors que son auteur se l’est donnée peu de temps après sa conception, je reste peu convaincu par la pertinence de la métaphore animale, fil conducteur du récit et trait d’union entre les personnages. J’y vois une référence bien trop explicite au cinéma de Bela Tarr, alors qu’il suffit de se laisser emporter par la longueur (la langueur !) et la virtuosité des plans-séquences pour comprendre d’où le cinéaste tire son inspiration. Il me semble que cette métaphore fonctionnait mieux dans Les Harmonies Werckmeister, voire même dans le final de la Dolce Vita, où l’inscription mythique du récit était porteuse de davantage de sens. An Elephant Sitting Still est un film qui, selon moi, trouve de l’intérêt dans son ancrage très contemporain, avec ce décor de cinéma fantastique (et naturel !) : une ville qui se désindustrialise, laissant ses habitants à ses installations rouillées, ses murs décrépis, ses gares sales. Un décor qui figure parfaitement la société délabrée dans laquelle évolue chacun des personnages. Si le récit avait sans aucun doute besoin d’un eldorado pour ne pas sombrer dans un nihilisme total, celui-ci pouvait peut-être prendre une autre forme que la citation probablement voulue par son auteur. Jacques Morice, dans sa critique parue dans Télérama, avance l’hypothèse que cet éléphant assis serait une image de Bouddha. C’est intéressant et plausible mais je n’ai personnellement vu aucun élément touchant de près ou de loin au sacré à l’intérieur du film.
Après il faut reconnaître au jeune cinéaste des qualités indéniables, et le film est ponctué d’audaces assez remarquables. Le point de vue sonore, par exemple, est ici utilisé avec beaucoup de pertinence. La rumeur de la ville s’entend partout, quel que soit le lieu où se déroule la scène, en intérieur comme en extérieur. On me dira que d’autres l’ont fait. C’est vrai. Mais sur un film de 4h, cela produit son effet. D’autant plus que cette ville, triste et pourrissante comme dit plus haut, à une place importante dans le récit, son lent délitement semblant gagner peu à peu l’ensemble de ses habitants. La scène du combat avec le chien, laissée en hors champ, mais uniquement vécue du point de vue sonore est également assez marquante.
Ce qui impressionne aussi, c’est comment le cinéaste passe d’un point de vue à l’autre dans une même séquence, passant avec beaucoup de fluidité de l’objectif au subjectif, comme dans cette scène où le personnage principal doit retrouver son ami dans un centre commercial ; la caméra épouse son regard avant de prendre du recul puis revient pour être les yeux du jeune garçon. C’est aussi le cas dans la maison de retraite, avec ce plan-séquence au ralenti, passant d’une chambre à l’autre et laissant apparaître des ombres qu’on devine être des vieux, perdus dans le surcadrage de la porte. Avant de passer à la chambre suivante, la caméra reste dans le noir du couloir, longtemps. Une scène digne d’une installation artistique qui trouve ton son sens à l’intérieur du récit puisque
c’est l’autre perspective pour le personnage du grand-père. On comprend dès lors qu’il préfère se projeter dans cette contrée bizarre de « l’éléphant qui reste assis toute la journée ».
Finalement, si l’on ne peut que regretter la mort prématurée de ce jeune cinéaste, c’est que ce film était la promesse d’une œuvre singulière et artistiquement engagée (en atteste la longueur exceptionnelle de ce long métrage). Une œuvre d’autant plus passionnante que Hu Bo aurait eu le temps de se libérer de ses influences pour composer sa propre petite musique - un adagio triste, sans aucun doute.