J’ai conscience que, de prime abord, la comparaison pourra paraître hasardeuse, malgré tout j’entends bien l’assumer jusqu’au bout.
Mais de mon point de vue c’est une évidence : il y a dans ce film une manière de faire cheminer le spectateur qui a quelque-chose de profondément lynchéen.
…Et moi j’aime ça.
Pourtant c’est vrai : à première vue rien n'a l'air d'aller dans ce sens.
Au contraire on est même dans du Charlie Kaufman pur jus.
Moi que ressortais tout juste d’« Anomalisa », j’ai retrouvé dans cet « Ending Things » beaucoup de choses qui me semblaient bien familières.
Un cadre formel toujours confortable et délicat dont le confort semble rapidement devenir une prison.
Des personnages névrosés par ce tiraillement qui les habite, entre d’un côté la terrible envie de tout envoyer bouler en hurlant et de l’autre cet étrange mélange d’empathie, d’attachement et de lâcheté qui leur retire toute force d’agir.
Et puis surtout il y a ce goût pour la parole d’introspection.
Pour être honnête, j’ai même crains le pire dans un premier temps.
Dès la première conversation du film – pourtant très bien partie – l’intrigue s’engage progressivement dans un long tunnel discursif de presque vingt minutes !
Le début de la scène était pourtant un régal, sachant jouer des chevauchements entre voix-off et dialogues pour faire comprendre toute l’ambigüité de la relation qui nous était présentée. Et puis s’ensuit l’enlisement dans la morosité. On broie du noir pour mieux le mélanger avec du noir déjà broyé… Un vortex kaufmanien était déjà en train de se créer…
A ce moment là j’ai craint qu’on ne quitte jamais cette foutue voiture pendant les deux heures qui restaient…
Mais non.
On finit par en sortir de cette foutue voiture, quand bien même ce soit pour sombrer dans un autre lieu dont on a l’impression qu’on ne sortira jamais.
Et c’est à partir de là que j’ai commencé à trouver une part de lynchéisme dans cet « Ending Things ».
Ce temps passé, ces instants morts, ces espaces aux cohérences parfois troubles.
Ces éléments d’intrigue qui surgissent là, aléatoirement, sans qu’on sache vraiment pourquoi.
Tout ça a l’air soudainement décousu.
« Attends deux secondes… Il avait les cheveux blancs lui au plan d’avant ? »
« C’est moi ou ce chien se secoue bizarrement, comme s’il était prisonnier d’une boucle ? »
« Mais… Mais cette histoire qu’il raconte à son père… Ce n’est pas la bonne… C’est celle qu’on a entendu dans ce segment qui n’avait rien à voir mais qui semble lié à… »
Wooooh…
Ah d’accord. OK…
Je crois que je viens de comprendre.
Ce type de narration, je me suis souvenu l’avoir déjà vécu auparavant.
Cette façon qui consiste à partir d’une histoire qui a l’air normale, mais qui sombre progressivement dans un récit déstructuré…
Un récit de sensation plus que de sens…
Pour moi, « I’m thinking of Ending Things » est le droit descendant de « Lost Highway » sorti en 1997.
Même manière de jouer avec les esprits.
Même façon de rendre tout cohérent avant de déliter le sens.
Et puis chercher tout soudain à rattraper les esprits en rajoutant un élément qui va donner l’impression de faire sens…
…Ou plutôt qui va donner l’illusion de faire sens.
Alors bien évidemment, face à ce genre de démarche, il sera facile de crier à la facilité.
« Moi aussi je sais en faire des films cryptiques qui finissent par raconter un peu tout et n’importe quoi ! »
J’entends la critique.
Seulement, moi, je ne considère justement pas que ce soit n’importe quoi.
Je ne considère pas que ce soit gratuit.
C’est juste que le propos de l’histoire est ailleurs.
Il n’est pas dans un discours ou dans un récit linéaire. Il est dans une sensation.
Un sentiment.
Et pour le rendre accessible ce sentiment il faut justement jouer avec l’esprit. Il faut déconnecter le cortex cartésien…
Qui sont vraiment ces deux héros ?
Que leur est-il vraiment arrivé ?
Au fond le cœur du sujet n’est pas là.
Louisa – quelque soit son nom – s’est-elle laissée embourbée dans une relation toxique parce qu’elle ne savait pas dire non ?
…Ou bien vit-elle au contraire le deuil d’une relation qu’elle n’a en fait jamais eue parce qu’on lui a tué son bel amant alors que celui-ci la secourait ?
Et Jake de son côté ? Est-il l’homme qui passe à côté de Louisa, trop torturé qu’il est à entretenir sa relation toxique avec ses parents ? …Ou bien lui aussi fantasme-t-il cette relation qu’il n’a jamais eue ?
N’est-il au fond que ce vieil homme de ménage ? Un gars qui mate les jeunes plein d’envie tout en n’assumant pas d’être surpris à le faire ? Un gars qui fantasme une vie où sa médaille d’assiduité se transformerait subitement en prix d’excellence, lui donnant accès à l’amour et la reconnaissance qu’il aurait aimé vivre ?…
Est-il possible d’ailleurs qu’il soit l’agresseur du jeune amant de Louisa ?
A moins que Louisa et Jake ne soit au fond que les deux facettes d’une même pièce.
Mais au fond quelle importance qu’on sache le vrai du faux de tout ça ?
Est-ce vraiment cela qui est intéressant ? Est-il vraiment primordial de savoir QUI est vraiment Louisa et QUI est vraiment Jake ?
L’intérêt n’est-il pas plutôt dans ce qu’on ressent à travers eux ?
Savoir que Jake soit un loser, un pervers ou un physicien réservé importe peu au fond… Ce qui compte c’est avant tout CE sentiment qui l’habite.
Un sentiment qui habite d’ailleurs Louisa, les parents de Jake, cette serveuse aux bras brulés…
Toutes ces personnes sont à la fois différentes mais à la fois les mêmes.
Mais au fond ce n’est pas vraiment eux qu’on veut nous raconter dans ce film.
Ce qu’on veut nous raconter c’est CE sentiment.
Et si dans certains films des personnages brillent parfois parce qu’ils sont habités de sentiments multiples et complexes, dans ce « I’m Thinking of Ending Things » il faut juste savoir comprendre que le personnage central, c’est CE sentiment-là ; un sentiment qui peut habiter plusieurs personnalités multiples et complexes.
Pas un protagoniste de cette histoire ne l’incarne vraiment. Pas un seul hôte ne l’essentialise. Mais tous ensembles, ils le synthétisent. Ils le rendent palpable.
Alors certes, cela peut rendre ce « I’m thinking of Ending Things » éprouvant. C’est évident.
D’ailleurs, j’ai été moi-même éprouvé.
Cette conversation de vingt minutes dans la bagnole. Puis ce repas de famille – malaisant au possible – qui n’en finit jamais. Puis à nouveau la voiture… Puis la perdition dans la neige…
J’ai souffert. Incontestablement.
J’ai souffert parce qu’à chacune de ces scènes commençaient toujours au mieux, avant que tout se mette à chaque fois à se déliter dans une sorte de répétition presque facile ; comme une sorte d’égarement.
…Et d’ailleurs – oui – je pense vraiment que parfois ce film en fait un peu trop, pour chacun de ses segments.
Je pense sincèrement qu’il sombre parfois trop dans la facilité ou dans une certaine forme de confusion complaisante.
C’est d’ailleurs ce qui lui vaut cette note nettement en dessous d’un somptueux « Lost Highway ».
Seulement voilà, quand je pense à ce qu’aurait été le film sans ces épreuves, je me demande encore si sa démarche m’aurait percuté de la même manière.
Au fond, l’épreuve fait partie du cheminement.
Il faut accompagner ces protagonistes.
Il faut se sentir soi-même prisonnier.
Il faut soi-même avoir envie d’en finir.
Il faut EPROUVER.
C’est là tout le cœur de cette expérience cinématographique.
Ce film ne se perçoit que dans l’épreuve.
C’est le seul moyen de cheminer jusqu’à ce qu’il a à nous offrir.
Est-il un film sur l’ambigüité du sentiment amoureux ? Sur les choix ? Sur les pertes ? …Ou bien sur notre rapport à la mort et à la vieillesse ?
Au fond, ce film, il est un peu tout ça à la fois.
Il est juste un film sur l’angoisse ; sur ce qu’elle détruit ; sur ce qu’elle permet de rendre sensible.
Et au-delà même de ça, « I'm thinking of the Ending Things » est peut-être tout simplement un film sur la vie.
…Un film sur une vie.
…Celle de Charlie Kaufman.
…Un Charlie Kaufman qui a pris prétexte d’une adaptation pour nous livrer cela.
…Une part de lui qu’il a cherché à rendre universelle.
Alors j’entends : on peut ne pas accrocher.
On peut être rebuté.
Seulement ce film est là. Et il est là pour ce qu’il est.
Comme David Lynch, Charlie Kaufman nous ouvre ici une porte vers un univers qui – quoi qu’on en pense – reste unique, singulier… Et donc précieux.
Personnellement, j’avoue ne pas aborder la vie comme Charlie Kaufman. Son monde m’est étranger. Mais depuis que j’ai vu ce « I’m Thiinking of Ending Things », ce monde est soudainement devenu plus familier.
Désormais j’ai parcouru son univers. Il vit en moi. Et j’y ai retrouvé une part d’humanité entrant en résonnance avec la mienne.
Charlie Kaufman m’a partagé quelque-chose avec ce film – quelque-chose qui allait au-delà d’une simple histoire – et rien que pour cela je ne peux que lui être reconnaissant.
Car l’air de rien, à nous rendre ainsi accessible des univers sensoriels aussi éloignés des nôtres, des hommes comme Charlie Kaufman ou David Lynch nous font un cadeau rare.
…Le cadeau de cinéastes qui savent rendre leur monde soudainement accessible.
Alors oui, c’est pour ça que moi j’aime penser à ce cinéma qui me rappelle David Lynch.
…J’aime penser à ces rares auteurs qui savent nous ouvrir les portes vers un autre univers…
…Vers un autre cinéma.