Premier plan: le spectateur, comme s’il était derrière la porte avec Chela, fait la connaissance de cette femme triste, peureuse, frustrée et se trouve lui aussi à observer comment des femmes riches - qui rappellent ce qu’elle a été autrefois - viennent acheter ses meubles et objets, témoins d’un lointain passé glorieux. Issue donc d’une bourgeoisie décadente (la géographie choisie par le cinéaste le montre aussi: Chela et Chiquita habitent une maison coloniale dans ce qui a été autrefois le quartier de la bourgeoisie d’Asunción, le centre-ville, la nouvelle bourgeoisie s’étant déplacée vers d’autres quartiers), le film ne traite pas seulement d’une décadence économique mais aussi physique et sexuelle. On est même en droit de se demander si cette décadence économique ne serait pas liée à la réprobation sociale et institutionnelle de l’homosexualité. En effet, pays peu progressiste à ce sujet, au Paraguay les lois ne reconnaissent pas les unions homosexuelles et les autorités ne prennent pas au sérieux leurs droits civiques ce qui rend leur quotidien difficile.
Le film, très bien construit, montre ainsi avec finesse et esthétisme cette déchéance économique avec par exemple le plan fixe sur le magnifique lustre qui ne sert qu’à accentuer le mur moisi du salon. Dans ce salon, lieu de vie important, on sentirait presque les odeurs de la fin... Mais Martinessi explore en finesse d'autres aspects également.
Tout en délicatesse, on assiste à l’évolution de cette femme cinquantenaire, éteinte et presque muette qui reprend goût à la vie à partir de sa rencontre avec Angy dont le nom, l’apparition et la disparition, font inévitablement penser à une intervention divine qui fait sortir Chela de l’obscurité où elle se trouvait plongée. En effet, si la première partie du film se passait à huis-clos, fenêtres fermées dans une ambiance fin de siècle moisie, on la voit de plus en plus s’aventurer pour aller vers l’extérieur, s’ouvrir au monde et ne plus avoir peur du « Que dira-t-on ? » question qui transparaissait dans pratiquement toute ses répliques au début du film. En effet, au départ, tous ses discours révélaient son souci du paraître : cacher sa ruine financière aux gens, mentir pour ne pas dévoiler la dégradation sociale due à cette situation (quand sa femme Chiquita va en prison, Chela dit à sa voisine qu’en réalité elle est partie un mois vers une destination très prisée par la haute bourgeoisie, Punta del Este), s’inquiéter pour les cheveux de Chiquita, la question des soins des cheveux étant pour les paraguayennes un repère social important. Après sa rencontre avec Angy, ces soucis deviennent secondaires et elle entame une redécouverte non seulement de son corps, de sa sexualité mais aussi du monde (on la voit même s’aventurer tard la nuit manger et boire dans un poste de street food populaire, ce qui ne correspond pas du tout aux habitudes des femmes de son statut social).
À travers donc l’histoire de Chela et Chiquita, l’auteur dévoile plusieurs questions délicates au Paraguay : l’homosexualité (féminine surtout, mais aussi masculine avec la mention des adolescents trouvés dans le lit de leur mère, évoqué avec horreur par les vieilles femmes qui jouent aux cartes), la question de l'illettrisme (la bonne du couple qui ne sait pas lire), la question socio-linguistique de la langue guaraní (malgré son statut de langue officielle au Paraguay, le guaraní est méprisé, car langue des gens pauvres de la campagne, lesquels ne parlent souvent pas du tout l’espagnol), la société hypocrite et arriéré avec ses mentalités d’autrefois ainsi que l’état déplorable des prisons paraguayennes.
Rappelant parfois l'univers almodovarien (vieilles femmes en train de jouer aux cartes, le gros plan sur la femme qui chante une chanson culte paraguayenne ainsi que les femmes en noir se rendant au cimetière), l'humour chez Martinessi est différent, plus subtil. Comment ne pas sourire lors de la scène inoubliable où Chela sort seule avec sa voiture pour la première fois et une chanson off qui ferait presque basculer la scène vers un film d'horreur nous conduit vers le fameux passager qu'elle devra conduire: sa très exubérante et presque grotesque voisine Pituca.
On ne peut donc que conseiller ce film original, engagé et esthétiquement bien conçu - sans parler de belles chansons, cultes et très symboliques et qui de plus, empêchent que le film s’enlise dans une quelconque lenteur. De la sensation d'angoisse et d'enfermement du début du film, on termine avec une sensation d’ouverture et d’espoir.