On entend dans Domino à la fois la dichotomie thématique qui oppose voire réunit (on parle alors de « doubles ») les deux faces d’une même pièce, la chaîne de figures qui résulte de l’échange ludique et l’idée de stratégie qui conduira le plus habile des joueurs à se rendre maître du hasard pour (espérer) gagner la partie. Ces deux acceptions définissent le dernier film de Brian de Palma : deux mondes mis en face l’un de l’autre et qui s’engagent dans une course au terrorisme, deux mondes caractérisés par leur rapport au virtuel, deux mondes qui partagent cependant une interdépendance que le cinéaste révèle avec intelligence. Car il semble que le vieux monde des agents ait besoin, pour s’accomplir, de diriger ce nouveau monde de la terreur technologique et en partie dématérialisé qu’incarnent les islamistes radicalisés. Il n’y a qu’à considérer le transfert raté qui intervient en guise de dénouement pour comprendre les jeux de pouvoir inhérents au terrorisme contemporain, jeux dans lesquels les États-Unis apparaissent tel l’instigateur privilégié. De Palma enracine le vieux monde – incarné par les agents – dans un corps de pratiques aussi lourd que fragile, et confère au nouveau monde la rapidité que suppose sa virtualité. Un flic oublie son arme chez lui, un autre est immobilisé sur son lit d’hôpital, tous scrutent leurs écrans de contrôle dans l’espoir de déchiffrer un signe, de débusquer un ennemi ou une action en train de s’accomplir. Il faut du temps pour prendre la voiture puis l’avion, se rendre à l’étranger, flairer la piste des terroristes ; il ne faut pourtant que quelques minutes pour dévaster les marches d’un festival. C’est dire que le virtuel court plus vite que le réel. L’art de la demi-bonnette chère à De Palma bénéficie aussitôt d’un regain d’intérêt, puisqu’en refusant la profondeur de champ qui sépare deux êtres, il élabore un domino visuel qui prend soin de mêler les deux mondes : une figure de l’autorité ancienne – l’agent qui retient l’ennemi – à côté d’une menace dont la virtualité a retrouvé le chemin de la concrétude la plus frappante. Les vieilles puissances subissent les aléas des affects alors que la nouvelle, du fait de sa virtualité, ne se laisse émouvoir par rien, place sa foi dans la vie éternelle qu’on lui garantit post mortem. Éminemment polémique, la démarche du cinéaste entend transformer le terrorisme en réservoir de fiction à effet de réel. C’est ici qu’intervient la réflexion sur les focalisations utilisées. Les différents procédés de mise en mouvement de l’image construisent un climat de paranoïa aiguë : longs zooms sur le balcon calfeutré d’une tour d’habitation, plans fixes au sein de véhicules qui rappellent le dispositif de caméra embarquée, vues de jumelles, d’un drone ou d’un jeu vidéo à la première personne (où le regard du spectateur participe à l’immédiateté de l’action), extraits de vidéos postées sur les plateformes numériques, plans issus de webcam, demi-bonnette généreuse. On trouve même un toit éclairé par des néons de couleur bleue ! Brian de Palma a pensé son film comme un kaléidoscope de dispositifs et donc de points de vue. Sa démarche nous convie à nous demander qui capte l’image rapportée. Dans quel regard projeté-je le mien ? Car l’enchaînement de mouvements n’obéit pas aux desiderata maniéristes d’un auteur à bout de souffle : une telle lecture est bien aveugle… Si Domino repose sur un enchâssement de mouvements épars qui finissent par converger lors de l’apothéose finale, les dispositifs relatifs au traitement de l’image sont aussi des regards narratifs qui doivent éveiller le spectateur sur son rapport (quotidien) aux écrans. Faut-il prendre tout ce que je vois pour argent comptant ? L’image équivaut-elle à la réalité ? au vrai ? De Palma se propose de faire parler les images : la course-poursuite qui ouvre le long-métrage pense la fenêtre comme une frontière entre deux points de vue, l’un omniscient qui suit l’agonie d’un policier, l’autre engagé dans l’action et qui ne perçoit du policier que son image de coéquipier soucieux de mettre la main sur son bourreau. Dans l’immeuble se vit la souffrance, à l’extérieur s’appliquent les exhortations. Une même scène, deux focalisations, deux interprétations. Pullulent un peu partout des critiques qui rapprochent Domino du téléfilm lambda. C’est ou ne rien connaître au cinéma de Brian de Palma, ou ne pas chercher à dépasser les apparences dont le film se joue ouvertement. Car l’impression d’amateurisme a un sens, elle inscrit son sujet dans le quotidien, elle rend palpable la menace et accessible ses conséquences les plus fatales. Un zoom léger se rapproche d’un automobiliste stationné pour finalement capter les flux d’images qu’il consomme. C’est une vidéo : un jeune soldat radicalisé proclame sa foi. Le danger à nos portes, dans nos rues, au sein d’une arène de toréadors ! De cette frénésie collective, De Palma extrait des vignettes idéologiques qu’il assemble les unes aux autres. Il pense les images comme des dominos que l’on fait coïncider par superposition de deux valeurs identiques. Subtile métaphore du montage, de l’image-mouvement formée d’une somme d’images accolées les unes aux autres jusqu’à former une chaîne visuelle, un réseau analogique. Domino traite donc du spectateur aveuglé, incapable de décrypter les coutures ayant donné naissance au mouvement qu’il dévore des yeux, chosifié. De ce spectateur englouti par les vagues sonores et visuelles qui l’assaillent et l’engouffrent. Le monde de De Palma est hanté par des images qui renvoient à celui ou celle qui les regardent l’impression désagréable d’être à son tour regardé, violés dans son intimité. Ainsi le cinéaste décline-t-il, par des mises en abyme permanentes, son art en une somme de fragments réflexifs dans lesquels se projettent une vision d’artiste, une instance narrative et une réception critique. Il nous réapprend à regarder, ou plutôt à voir mieux.