« La révolution est comme Saturne, elle dévore ses propres enfants » clamait à son procès en 1793, l’avocat révolutionnaire Pierre Victurnien Vergniaud qui comme beaucoup d’autres finira sur l’échafaud. Toute proportion gardée, cette phrase devenue maxime, Steven Spielberg pourrait se l’attribuer à lui-même. C’est en 1975 avec « Les dents de la mer », premier véritable blockbuster de l’histoire que le jeune prodige de 29 ans révolutionne l’industrie du cinéma tant par sa manière de concevoir les films (sur le mode de la série B luxueuse) que de les promouvoir (inondation du parc de salles dès le premier jour de sortie du film). En 43 ans de carrière et 33 films à son actif dont aucun n’a été déficitaire, Spielberg aura généré 12 milliards de dollars de recettes pour un total de 2 milliards de budgets dépensés. Difficile de faire mieux ! Toutefois son dernier gros succès (à son échelle, bien sûr) date de 2008 avec la quatrième aventure d’Indiana Jones (« Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal »). Depuis celui qui raflait la mise à tous les coups semble bel et bien dépassé par la vague des adaptations Marvel misant sur les effets spéciaux à outrance. Voie tracée par Spielberg lui-même dès « Jurassic Park » en 1997. Pire encore, ses deux derniers films de facture classique, un remake d’un film musical célèbre des années 1960 (« West Side Story ») et un film intimiste (« The Fabelmans ») où le réalisateur âgé de 75 ans revisite son passé, de l’enfance jusqu’à son entrée dans le monde du cinéma, se sont avérés être ses deux premiers échecs commerciaux. Deux films pourtant presque unanimement salués par la critique qui semblent démontrer que pour le coup c’est ici « La révolution devenue adulte qui dévore son propre géniteur ». Résultat d’autant plus regrettable que « The Fabelmans » est une parfaite réussite, voyant Spielberg, de nature plutôt pudique, se livrer via une fiction ayant en réalité tout à voir avec sa propre histoire à une introspection tentant d’expliquer la naissance de sa vocation et de son talent qui l’a vu très tôt maîtriser la technique cinématographique. Fruit du croisement amoureux entre un père (Paul Dano) ingénieur informatique de génie et une mère danseuse (Michelle Williams) un peu fantasque au tempérament artistique contrarié par l’ascension professionnelle de son époux, Spielberg bercé par l’influence de ces deux tempéraments tantôt complémentaires tantôt opposés a dû aussi lutter pour dépasser sa nature timide et sa constitution chétive. L’amour du cinéma est bien sûr présent en filigrane de toute l’intrigue avec notamment la première sortie au cinéma du petit garçon qui doit être rassuré par ses parents avant d’assister en 1952 à la projection de « Sous le plus grand chapiteau du monde » de Cecil B. DeMille qui l’impressionne fortement avec la fameuse scène du déraillement du train qu’il tentera obsessionnellement de reproduire en miniature à la maison. Encouragé par ses parents, il entretient sa passion dans une sorte d’euphorie qui contamine toute la famille avant que l’adolescence ne l’amène à comprendre le drame qui mine un couple dont l’harmonie affichée n’était que de façade. Un drame qu’il découvre lors du montage d’un film de vacances qui l’éclaire enfin sur la présence constante de celui qu’on appelle Oncle Bennie (Seth Rogen), suivant la famille dans toutes les mutations de son père. Un adultère jusqu’alors consenti pour préserver une unité familiale qui va exploser sous les yeux impitoyables du jeune adolescent. Un parcours comme il en existe tant d’autres dont Spielberg tout en nuance cherche à expliquer comment il a façonné celui qu’il est devenu. Comme souvent dans ce genre d’exercice où il touche à l’intime (« La couleur pourpre » en 1982, « Always » en 1989, « Le cheval de guerre » en 2011) où aux drames historiques (« La liste de Schindler » en 1993 , « Amistad » en 1997 ,« Lincoln » en 2012 ), sa sensibilité affleure tout au long d’une narration qui se veut malgré tout constamment enlevée. Les sceptiques n’y voient la plupart du temps que mièvrerie et sentimentalisme d’un homme qui a définitivement refusé de grandir. « The Fabelmans » qui montre un Spielberg souvent sans concession, se montrant parfois égoïste et injuste notamment avec sa mère, cherchant toujours à travers les difficultés à ne pas dévier du chemin qu’il croit être le sien, dévoile une face insoupçonnée de sa personnalité mais fatalement indispensable pour parvenir à monter aussi haut dans la hiérarchie hollywoodienne. Magnifiquement filmé cela n’est pas une surprise mais aussi parfaitement dirigé avec une Michelle Williams et un Paul Dano complétement raccords avec le propos d’un Spielberg forcément très impliqué. Quant au jeune Gabriel LaBelle sans aucun doute méticuleusement choisi, on peine à imaginer quand il sort du bureau de John Ford interprété avec malice par David Lynch dans la scène finale qu’il n’est pas lui-même un futur cinéaste tellement il est confondant de réalisme. L’ex-jeune prodige en a assurément encore sous le pied.