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Ce film éblouissant montre que Steven Spielberg n'est pas qu'un grand réalisateur de films d'action, mais un grandissime réalisateur tout court -mais à vrai dire, qui peut encore en douter? Dans cette longue saga familiale, deux thèmes s'entremêlent harmonieusement: le lent délitement d'une famille, mais pas n'importe quelle famille: des gens bien, des gens qui s'aiment profondément (et c'est ce qui rend cette histoire si profonde, si intime, si vraie); et la lente éclosion d'un créateur, d'un artiste.
Sam (Gabriel LaBelle en version adulte), ainé d'une fratrie de trois petites soeurs, grandit dans une famille juive aisée. Le père, Burt (Paul Dano) est ingénieur dans l'informatique naissante et inventeur; la maman, Mitzi (Michelle Williams), excellente pianiste, aurait pu avoir une carrière; mais voilà, elle n'a pas eu le courage d'aller jusqu'au bout, et la voilà mère (très aimante) au foyer, se contentant d'une prestation occasionnelle à la télévision locale...
Sam découvre le cinéma avec "Sous le plus grand chapiteau du monde" et son horrible accident de train, qu'il reconstitue avec le magnifique train électrique qu'il a reçu pour Hanoucca; le train n'en sort pas indemne, mais Sam brûle de recommencer et, pourquoi ne pas le filmer une fois pour toute, et ensuite revisionner, lui suggère la famille? Et voilà comment nait une vocation! Le cinéma permet d'immortaliser pour toujours des instants rares, des instants fugitifs, des instants précieux, Sam devient le chroniqueur de la vie familiale, met en scène de petites histoires, puis avec son groupe scout se lance carrément dans des reconstitutions de westerns, de films de guerre...
Dans la famille, il y a un autre membre -la mère de Burt, peau de vache comme toutes les belles mères, ne manque pas de rappeler qu'il n'en fait pas partie: Bennie (Seth Rogers) est le meilleur ami de Burt, informaticien aussi, mais moins brillant. Il est toujours là, aux fêtes, en vacances... Et quand Burt obtient un beau poste en Arizona, il suit! Sam ne cesse de filmer tous ces moments de bonheur, de complicité, mais la caméra est une espionne: lorsqu'on filme quelqu'un, en gros plan, elle peut révéler en arrière plan des choses qu'on ne devrait pas voir. Elle immortalise ce qu'on veut retenir; mais comment l'empêcher de retenir aussi des moments qui devraient être oubliés? Alors, on peut couper au montage. Comme ça, ça n'a jamais existé. A condition de ne pas conserver les fragments de pellicule...
Ensuite, Burt obtient un super beau poste en Californie et là, Bennie n'a pas les épaules pour suivre. Sam se retrouve au lycée entouré de grandes brutes blondes antisémites, et là encore, au cours de la fête de la promo -son reportage fait un triomphe- la magie du filmage lui permet de faire d'un de ses tortionnaires, un héros, de l'autre, un guignol... Celui qui tient la caméra est le maître de l'image de ceux qui deviennent ses acteurs.
Mais pendant ce temps là, la santé mentale de Mitzi se détériore; cette souffrance plus ou moins bien refoulée qu'elle accumule depuis des années, le fait, elle qui est passée à côté de son destin, de partager la vie d'un homme qui le réalise pleinement, voilà que cela la submerge; elle passe des journées au lit; elle n'ouvre plus son piano; elle adopte un petit singe (très mignon, le singe)
C'est que celui qui la faisait rire, celui qui seul, l'écoutait, la considérait et ainsi, apaisait ses angoisses, Bernie, n'est plus là..
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La subtilité avec laquelle ces deux personnages, Sam et Mitzi sont décrits, par de fines touches impressionnistes, est éblouissante. Speilberg rejoint là un Visconti (en moins théâtral) ou un Losey (en moins ironiquement cruel). Un vrai bonheur de cinéma!!
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