Que dire à un vieil homme qui ne sait pas regarder son enfance ? Voilà la vraie question que pose le film. Je lui répondrais la même chose qu'à Orphée 'tu n'as pas eu tort de te retourner" mais là où leurs chemins se séparent radicalement c'est que l'un perd l'amour de sa vie en le regardant une ultime fois et que l'autre pense retrouver sa vie alors qu'il ne la regarde jamais. Aimer les films comme on aime les rêves et les rêves comme on aime les films ça je veux bien le croire et de bon cœur. Mais il semblerait que marcher sur les étoiles fasse quelque peu oublier qu'il y a une terre qui tourne et que même son plus proche parent Spielberg ne sait pas le sauver par le cinéma, il n'est pas intéressé par l'idée d'en faire un être de chair avant d'en faire un être numérique. Qu'on y croit un peu, ne serait-ce que quelques secondes. Non cela ne semble pas l'intéresser. Pourtant même à Hollywood les astres finiront voûtés comme céleste est déjà la voûte et que même cette fin pathétique qui ne pourra séduire que l'immense majorité de la critique ne saurait s'accorder les faveurs de l'horizon qui lui n'oublie jamais de regarder loin comme regarde loin un tableau de Renoir ou un film de Cocteau. Et si le tableau de Spielberg, soigneusement composé a beau être vendeur, il n'en demeure pas moins que la publicité n'a pas encore gagné sur la vie et n'a pas su la rattraper (ce qui de toute façon ne l'intéresse pas). Courber l'échine, donner la patte, s'offrir une existence tranquille, oublier l'amour de son art il est vrai que tout cela offre un beau souper dans les foyers ça permet aussi de rouler en Rolls et de tourner avec la dernière caméra de pointe mais c'est toujours l’ogre nourri à l’excès qui finit vaincu car après avoir dévoré les portes de la fiction il ira jusqu'à souiller la plus précieuse d'entre elles et je ne parle bien entendu pas du dernier voyage de Jésus à Rio ou des cinquante prochaines adaptations de l’œuvre de Roald Dahl ni même de l’inventeur de la bombe atomique mais bien de la vie de l’ogre elle-même. Ce qui est fort c'est que Spielberg ne se rend même plus compte qu'il est le bourreau de sa propre histoire. Il faut dire que cela fait tellement longtemps qu'il s'agenouille face à l'empire de la fumisterie qu'il n'en est même plus un simple serviteur mais bien l'un des principaux avatars. Et si le choix du mot n'est pas anodin c'est bien parce que son cinéma nous prend depuis un peu trop longtemps pour des bleus. Que le film de tonton Steve donne l'impression d'avoir été fait avec une freebox pourquoi pas, ce serait même plutôt une bonne nouvelle car cela voudrait dire que j’ai tort et que son film est intéressant. Mais il a beau aimer le cinéma et l’aimer sincèrement comme il aime sa mère cela ne suffit pas car c'est un film dont la paresse n’égale en rien la grimace du singe tant il est avare en découvertes et riche en grandiloquence tant il est pauvre en invention et bavard en truismes. La technique personne ne sait plus la regarder tant elle est devenue éloignée de l’idée de corps et que même armé de toute sa maîtrise Spielberg serait bien incapable de faire pleurer la plus fragile des élégies. Il suffit de se souvenir ce qui se produit lorsqu’il joue sur les échelles : nous n’éprouvons ni de sentiment de grandeur ni de sentiment de petitesse il n’a gagné ni le microcosme ni le macrocosme mais surtout il a échoué à réaliser un film à hauteur d’homme et s’est laissé piégé par les effigies et l'imagerie publicitaire. Jouer au petit train c'est bien gentil mais il faudrait se souvenir de ce qu'il y à l'intérieur d'un train : des cadres, des voyages, les frères Lumière. Or même lorsqu'il simule une méprise le film de Spielberg sait toujours trop où il va et l'origine de son amour pour le cinéma a beau être un accident il ne peut s'empêcher de l'envelopper dans une esthétique timorée déjà certaine que quelque chose d'important est arrivé avant même que l'évènement ne se produise. C'est comme si tout était déjà acquis, comme si le petit Steven était voué à devenir un grand homme. Or, comme tous les mauvais cinéastes il n'est qu'aveuglé par les conformités de son prestige et absolument persuadé que sa médiocrité est une prouesse. Ah il sont loin Jack Arnold et les gadgets poétiques de Gondry, Podalydès ou Tati. Steven devrait plutôt vendre une fusée à Amazon ou créer un deliveroo intergalactique car il n'a rien d'un cinéaste en revanche il a toutes les qualités requises pour devenir chef du rayon drone à la fnac ou chez darty. Même son existence Spielberg n'a pas hésité à en faire la subalterne d'une certaine manière de voir et de montrer qui a gangrené l'ensemble du cinéma hollywoodien. Alors oui on ne peut s'empêcher de lire son dernier film comme une bien triste métaphore de sa vie de cinéaste, qui est celle d'un enfant qui a très vite oublié que le cinéma est fait pour découvrir et celle d'un jeune cinéaste déjà plus très enfant qui a lui aussi très vite accepté d'emprunter les sentiers battus pour se faire un nom au sein d'une industrie qui elle n'en a déjà plus depuis fort longtemps. Alors qu'on ne vienne pas me dire qu'un homme qui transforme son enfance en produit de consommation fait un métier différent que celui de la dame du bois de Boulogne et que si Spielberg pense accomplir un acte d'amour en se prostituant c'est bien que lui aussi tout professionnel qu'il est ne sait plus ce que veut dire son métier et qu'après tout un regard se souille aussi facilement que la pudeur d'une vierge. Se complaire dans des formules toutes faites, chercher des clients, mettre ses images sur le trottoir, tapiner, vivre sa vie, il est vrai que tout cela fait bon ménage avec les affaires, à une exception près, je vous laisse deviner laquelle.
Pourtant Spielberg se donne le rôle de l'inventeur mais il ne semble pas en mesure après 50 ans de cinéma de trouver une mise en scène apte à dialoguer avec son âme d'enfant, qu'il est bien beau d'aimer construire des objets mais qu'il est bien triste de laisser son enfance devenir le jouet d'une industrie dépassionnée. Car dans cette lutte l'inventeur est sûr de perdre et nous en avons ici une preuve. Etre l’artisan de sa vie est une belle et grande chose mais laisser une institution la façonner n'est pas une simple défaite, c'est bien pire que cela, c'est un abandon, c'est accepter que sa vie soit relégué au rang de mythification, c'est accepter que des êtres aimés soient étrangers aux mains qui les filme et trop familiers aux yeux qui les regardent tant ils ont déjà été vu par milliers au cinéma. Le film ne s'appelle pas la jeune fille sans mains mais il pourrait s'appeler le vieil homme sans mains. Car c'est bel et bien l'industrie qui a la main mise sur ce cinéma là et elle l'a sans la MANière. C'est ainsi que le cœur du regard s'est perdu, la région centrale d'un cinéaste, ce que Epstein avait lui nommé "l'intelligence d'une machine". Il suffit de se pencher une seconde sur l'image pour prendre connaissance de cette perte : on a l’impression que le film a été étalonné par le maquilleur de Kim Kardashian. L'image numérique est toujours aussi lisse et moribonde, les peaux sont privées de texture et leur blancheur évoque une machine à laver mais triste de devoir seulement laver, une machine consciente qu'elle pourrait faire autre chose que de nettoyer ce crime commun accompli par le cinéma américain qui n’est qu’une lente et consentie mise à mort de la réalité. Pour preuve, l'acteur incarnant l’enfant ressemble à un joueur modélisé sur FIFA tant la lumière lisse à l’excès les corps et les espaces et que même son enfance Spielberg n’a pas souhaité l’accueillir dans toute sa complexité et lui a préféré la facilité de petites vignettes illustratives qui représentent l’existence d'un petit génie incompris de ses pairs, petit génie marginale qui s'empressera de bêler et d'implorer la charité de ses bourreaux lorsqu'il sera en difficulté. L’erreur de Spielberg c'est qu’il ne sait que se répéter mais il n'a jamais le courage de bégayer. Même le visage de sa mère, qui est certainement le personnage le plus travaillé du film, même ce visage évoque une poupée de cire tant la machine à laver lui a gommé ses traits et lui a volé son identité, son charme et avec elle tout le poids de sa nostalgie. Et c'est peut-être là, dans cette infime brèche que réside la beauté involontaire du dernier film de Spielberg, dans le visage de cette femme qui n'incarne rien, qui ne sait ce qu'elle incarne et qui semble cacher sous sa peau lisse non l'âme d'une sirène mais une mélancolie de marionnette, qui ne sait plus très bien pourquoi elle est vivante ou du moins pourquoi on a voulu la ramener dans un lieu qu’elle n’a jamais vu. Bien sûr cette beauté sourde ne sauve en rien le film de Spielberg et si elle est belle c'est parce qu'elle est là malgré tout. Et ça c'est pas si facile d'autant que cette beauté va contre les intentions de son auteur qui lui n'y a certainement vu que le tendre visage de sa mère là où c'est peut-être celui d'une industrie las d'être manipulée par des gens sans mains qui est montré. Et puisqu'elle est là alors il faut bien lui donner un coup de main, justement. Le cinéma en a bien besoin de ce coup de main car comme tous ses camarades d’Hollywood Spielberg l'abaisse, il lui fait perdre son courage, il lui fait perdre son envie de créer de nouvelles formes, son envie d’aller plus loin encore que le temps, son envie de se projeter tout simplement. Au contraire il le maintient dans un passé moribond qui ne sait que se regarder le nombril. Ce que nous enseigne Narcisse c'est qu'une image sert à réfléchir, que c'est une traversée, un trouble et une correspondance avec une chimère c'est-à-dire avec soi-même. Il semble donc impropre de parler de narcissisme car ce qui a lieu ici c'est précisément le contraire. Peut être faut-il rappeler à cet amoureux du cinéma que le signe de la projection correspond à un angle ouvert et c’est bien pour cela que l’image est toujours devant celui qui la regarde et jamais derrière. Elle vient toujours de plus loin puisqu'elle nous traverse et en allant toujours vers l'avant le fantôme se souvient qu'il est un a-venir. C'est l'idée fabuleuse de la projection. Un speaker de télévision a toujours l'image derrière lui en revanche c'est pour ça qu'il ne voit rien et en conséquence il ne peut que perdre sa partie contre le temps. Que l'image soit devant c'est ce dont Spielberg essaye de se persuader dans son épilogue ridicule qui ne fait que célébrer les majors américaines qui entassées les unes aux autres ne font qu'évoquer un complexe de raffineries à Dubaï. Là où le ptit Steve ne s'est pas trompé c'est qu'elles sont plus grandes que lui et c'est au fond un résumé efficace de la mentalité de la profession auquel Spielberg a voulu rendre hommage. Chaplin faisait les mêmes fins et pourtant il faisait exactement le contraire car le vagabond n'avait pour avenir qu'une immense route, vierge et pour présent qu'un modeste baluchon. J'aimerais préciser que comme tout unanimité celle de la critique face au film produit un effet mortifère car sans désaccord tout pensée est perdue et qu'il est regrettable que des gens qui prétendent défendre et aimer le cinéma n'aient pas pris la peine de se demander si leurs positions unanimes et uniformes ne prêtaient pas au soupçon ou à une remise en question quelconque. Que toute la presse n'a fait que s'extasier sur un dénouement aussi plat que l'horizon du jeune Steve face aux majors. Et que par ailleurs les pseudo mots d'auteur de Ford sont aussi médiocres que la ligne d'horizon centrale qu'il critique et qu'en citant son idole Spielberg croit qu’il a breveté le soleil alors qu’il n’en est pas au briquet et qu’il en est même à demander du feu à des gens qui ont encore moins de talent que lui. Le seul moment au fond où Spielberg fait du cinéma c'est un petit moment de montage lorsqu'un talon aiguille devient un écran d'épingles, qu'une erreur de sa mère devient un moment de cinéma. C'est toujours des anecdotes que naissent les histoires. On peut appeler ça une transmission personnellement j'appellerais ça du langage. Percer une partition c'est voir plus loin que le bout de son enfance, dommage que cette musique nous ait mené sur le lieu commun des studios là où ne chante plus la jolie erreur de sa mère quand un pas de danse pouvait encore devenir une séquence de western.