Les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier montrent que si l’on cherche une universalité des comportements en comparant les systèmes de parenté des cultures, on la trouve dans la hiérarchie entre les sexes qui conduit à l’infériorisation de la femme. Cela va jusqu’à ne plus voir dans le viol un scandale. C’est à partir de cette triste réalité et de la recherche des conditions de son évolution qu’est construit le nouveau film de Kaouther Ben Hania. La réalisatrice vient du documentaire (Les Imams vont à l’école, Zaineb n’aime pas la neige) mais a aussi exploré l’imaginaire d’un fait divers machiste avec Le Challat de Tunis. Si La Belle et la meute est indiscutablement une fiction, le film se définit comme inspiré d’une histoire vraie.
Une femme donc, Mariam, déchire sa robe alors qu’elle organise une soirée dansante et s’en fait prêter une qu’elle trouve un peu osée mais qui lui va très bien. Elle y rencontre Youssef et ils vont faire un tour ensemble. Donc Marie rencontre Joseph, rien que de très pur. Jusqu’à ce qu’on la voit courir désespérément dans la rue : elle vient d’être violée par des policiers. Le film adopte dès lors un chapitrage apparaissant à l’écran, à chaque fois une ellipse conduisant à un lieu différent du parcours infernal de Mariam dans la nuit. Youssef, qui a participé à la révolution et l’encourage à la résistance, la persuade de se faire dresser une attestation par un médecin, qui lui permettrait de porter plainte. Mais rien n’est simple lorsqu’on veut attaquer la police, qui fait vite corps pour ne pas être remise en cause. Le système de santé privé/public tunisien est au passage bien écorné. Quelque soit l’institution, tout est affaire de papiers et de règles, au détriment de l’empathie : en les précisant, la loi limite les recours et donne finalement le pouvoir aux puissants.
Face à la loi, et profitant de sa méconnaissance, les policiers développent comme une meute les menaces et une stratégie de la peur pour éviter le dépôt de plainte. Un engrenage se met en place, suite de chocs qui sonnent un peu plus la pauvre Mariam, toujours présente à l’écran et interprétée par Mariam Al Ferjani qui par son jeu très physique sait allier fragilité et indocilité. Dans le premier plan, la caméra est à la place du miroir des toilettes où Miriam se change et l’on retrouvera plus tard une vitre sans teint au commissariat : le problème est toujours de savoir qui regarde, quel contrôle la démocratie permet-elle pour ne pas laisser libre cours à la loi du plus fort et au machisme ambiant.
On pense à Ronit Elkabetz dans Le Procès de Viviane Amsalem : c’est une véritable machination et une prise de tête sur les mots qui empêchent la femme d’accéder à la justice. Il en était de même avec Une séparation d’Asghar Farhadi. Mais Miriam trouve peu à peu les ruses nécessaires pour s’en sortir, sachant que l’application de la loi reste sa dernière chance. La journaliste, l’infirmière, le médecin légiste, l’avocat, la commissaire enceinte, le père, jusqu’à l’ami Youssef : les recours ne manquent pas, mais pour l’heure, Mariam se retrouve seule face à l’adversité. Elle n’a d’autre choix que de se soumettre ou résister par elle-même. Pour Kaouther Ben Hania, face au machisme et à la violence, la seule piste possible est la vigilance et la ruse. Le moment où Mariam met le haut-parleur du téléphone et déjoue le piège policier est un incomparable tournant. Au cours de cette nuit de cauchemar, elle s’affirme jusqu’à la lumière du jour, celle de la détermination.
Tourné au plus près des personnages, largement en intérieurs, dans un décor épuré et grandement porté par les dialogues, La Belle et la meute n’échappe pas à une certaine théâtralité mais elle est clairement voulue. Elle est adoucie par la fluidité apportée par une série de plans séquence qui renforcent à la fois la tension et l’impression de réel et dont le temps finit par déborder le récit. Ce cauchemar kafkaïen se veut édifiant car il s’agit ici d’alerter sur ce que n’a pas résolu la révolution : l’importance de la loi et de son application comme protection des citoyens, à commencer par les femmes.
Toutes se reconnaîtront dans cette histoire fort bien écrite, qui frise le cinéma de genre, à la fois thriller et film d’horreur (Youssef ne se compare-t-il pas à un zombie ?). Le scénario a été développé lors d’un atelier de la Cinéfondation du festival de Cannes en 2015 et les financements européens et francophones ont complété les fonds locaux. Il s’agit là d’un exemple de coproduction nord-sud vertueuse, dans la mesure où la réalisatrice garde ses prérogatives et que le film conserve sa pertinence pour le public local tout en touchant le reste de la planète.
Car face au mépris de la meute que génèrent et protègent les institutions, la belle est bien seule pour renverser l’ordre établi. Elle doit s’affermir pour survivre, mais aussi pour obtenir réparation. Plutôt que de dresser le portrait d’une égérie, Kaouther Ben Hania fait de la belle Mariam une femme parmi les autres qui découvre et prouve que le combat est possible.