C’est un film qu’il faut chercher…bien que sorti fin janvier, il a pratiquement disparu des écrans parisiens, hormis quelques petits cinémas d’art et d’essai comme L’épée de bois, et quelques salles de banlieue comme Cinémassy…et c’est dommage car c’est un superbe film… C’est une histoire intense, tourmentée, passionnée, mêlant fascination et haine, peurs justifiées et fantasmes instrumentalisés. Cette histoire, c’est celle de la relation que nous entretenons depuis des lustres avec une autre espèce, canis lupus, symbole de la nature sauvage, qui aurait l’outrecuidance de vouloir s’installer sur les mêmes territoires que nous et se nourrir de la même viande. Jean-Michel Bertrand nous la raconte de sa voix calme dans son documentaire aussi beau qu’intelligent, aussi poétique que politique, « Vivre avec les loups » …Le cinéaste, dont c’est le troisième film sur le canidé, après la « Vallée des loups » (2017) et « Marche avec les loups » (2020), ne verse jamais dans le manichéisme. Malgré son affection pour l’animal, qu’il ne cache pas, il parvient à faire état avec une grande finesse de toute la complexité de l’épineux sujet. Jean-Michel Bertrand s’est réfugié dans une incroyable cabane en bois, nichée sous la roche quelque part au milieu de la splendeur du massif des Ecrins dans le Champsaur, à 2040 mètres d’altitude. L’occasion pour lui – et pour nous, par procuration – de se poser, de réfléchir, de philosopher sur l’éternelle question de notre rapport à la nature, au sauvage, à la place que nous sommes prêts à lui accorder ou non. L’occasion, aussi, de nous éblouir avec de somptueuses images de la forêt roussie par l’automne ou enneigée, de mélèzes baignés de soleil ou de prairies fleuries. Et de partir nous promener avec lui dans les bois, pendant que le loup y est : une famille vient de s’installer sur le territoire, nous l’observons vivre pendant dix-huit mois, nous écoutons les hurlements des parents ou les jappements des bébés – sons envoûtants captés par l’audio naturaliste Boris Jollivet. Nous rencontrons aussi ses proies, chamois, biches, sangliers ou marmottes, qui comptent parmi les innombrables habitants de ces lieux enchanteurs. Jean-Michel Bertrand nous relate pourquoi et comment le loup est revenu tout seul comme un grand dans les Alpes françaises. Il a simplement traversé la frontière italienne au début des années 90, moins de soixante ans après avoir été exterminé de l’Hexagone. Et là encore, son histoire est intimement liée à celle des hommes. Ces derniers ont tant surexploité la montagne, l’ont tant surpâturée, déboisée, qu’elle est devenue stérile et qu’ils ont dû la fuir à la fin du XIXe siècle pour émigrer aux Etats Unis, comme ont fui les loups et leurs proies. Peu à peu, au XXe siècle, la forêt a repris ses droits, aidée par des plans de reboisement. Les ongulés sauvages ont suivi, puis leur prédateur. Logique.
Nous transmettant sa curiosité, son savoir, ses interrogations et sa sensibilité, Jean-Michel Bertrand explique aussi comment vivent les loups, ces animaux territoriaux, et comment s’opère la dispersion qui en découle. Contraints par le souci de préserver leur garde-manger, ils ne peuvent supporter d’être trop nombreux à un endroit, les petits qui y naissent doivent donc partir loin une fois adultes, là où ils trouveront un espace encore disponible. D’où l’expansion géographique de l’espèce. Jean-Michel Bertrand démonte certaines idées reçues : non les loups ne nuisent pas à la chasse en mangeant toutes les proies, non ils ne vont pas pulluler et tout détruire ; ils permettent « juste » de réguler le nombre d’ongulés sauvages et donc de favoriser la régénérescence de la forêt. Ce qu’il expose ne vient pas de nulle part. Il est allé à la rencontre de chasseurs, d’éleveurs, de bergers ou de scientifiques, auxquels il donne la parole dans le film. Il est même parti dans les Abruzzes, dans le centre de l’Italie, où il a été décidé dans les années 70 de protéger le loup malgré l’existence d’élevages. Depuis, le carnivore y est devenu une attraction touristique tandis que les éleveurs ont réussi à limiter les prédations grâce à des tailles de troupeaux réduites, des bergers, des chiens de protection et des doubles clôtures. En France aussi, des éleveurs ont su s’adapter à la présence du prédateur. Comme Ingrid et Dédé, dans les Alpes-de-Haute-Provence, que l’on voit accueillir les bénévoles du programme PastoraLoup, lesquels les aident à veiller sur leur bétail la nuit. Plus politique que les précédents, son nouveau film s’interroge sur cette guerre idéologique que se livrent les défenseurs et les opposants à la réinsertion du loup dans son habitat naturel. Jean-Michel Bertrand lance le débat, recueillant paroles et arguments et tentant – parfois en vain – une conciliation de ces positions radicalisées. Thèmes passionnants qui transcendent le simple film animalier et donnent à « Vivre avec les loups » une dimension sociologique inattendue.
Le film est très beau, ce qui ne gâche rien au message militant. La photographie, la lumière et les visions aériennes sont très soignées