Gibraltar. Les singes escaladent les façades de la ville, cheminent sur les toits et redescendent en glissant sur les murs. Ils évoluent comme des acrobates indolents tant leur est facile l‘agilité nécessaire à gambader en trois dimensions. La nuit tombe. Un violent accident de la circulation ameute des voitures de police, des pompiers et des médecins sur une intersection. Une femme, médecin urgentiste, dirige l‘équipe en charge des soins sur le conducteur inconscient. Perfusion, minerve, oxygène, désincarcération, elle mène l‘opération avec ses assistantes. Tout est d‘une précision presque irréelle dans cette scène de chaos où la tôle déformée et le verre brisé brillent par saccades dans les éclats des gyrophares. La plainte des sirènes couvre les voix des sauveteurs.
Le lendemain, sur le port de ville, l‘urgentiste est à quai pour charger sur l‘Asa Gray, un voilier de douze mètres, quantité de matériel, de nourriture et d‘eau. Elle se prépare à une longue navigation qu‘elle pointe sur une carte marine avec son compas. Destination, l‘île de l‘Ascension. Atlantique sud, hémisphère austral, 8 093 nautiques en solitaire. Elle quitte le port au moteur et hisse les voiles au large. Le bateau danse déjà sur la houle. Elle danse aussi, de la proue à la poupe avec l‘habileté des singes de Gibraltar mais sans leur nonchalance. Les bras, les jambes, les mains, le corps entier de la navigatrice est aussi rapide, précis et sûr que celui de l‘urgentiste d‘hier. Les winches sont manuels, elle borde la grand-voile, puis le foc. La machine à naviguer s‘ébranle dans un bruit de drisses, d‘écoutes tendues, de claquements de toile, un bruit de vent, un bruit de mer. Le système GPS interroge chaque seconde dix-sept satellites pour suivre sa route et la restituer quand elle allumera l‘écran. Le vent accélère en sifflant sur les rondeurs des voiles et aspire le bateau sur sa rive. L‘eau s‘écarte en cascades et se referme en moussant. Pas un mot, la femme est seule sur l'océan qui, lourdement, palpite. On lui devine la puissance d'un dieu, armé d‘indifférence.
Le soleil rejoint l‘horizon. Le bateau roule encore sur le dos de l‘océan qui respire. La houle berce lentement la femme. Elle est calée sur le pont incliné par la gite tandis que le pilote automatique ajuste la barre qui oscille au rythme de l‘onde. Elle regarde la mer, le soleil, elle entend le flux de l‘air, de l‘eau et trouve insolente la paix qui, doucement, l'envahit. La nuit estompe peu à peu l‘horizon.
Au matin, elle plonge nue dans l‘océan et nage. Le chant des vagues accompagne son corps qui vibre, plonge et avance. Le bateau reste seul, il dérive au bout de l‘écoute nouée au poignet de la nageuse. Elle le regarde de loin, s‘effraie un instant de l‘immensité qui les entoure et de leur effarante petitesse. Elle revient, se hisse à bord et s‘asperge d‘eau douce avec une casserole. Elle reste encore un instant à contempler les lignes claires du bateau, celles de la mer et du ciel. Le soleil réchauffe sa peau qui ruisselle. Elle ne bouge plus. Un sourire se dessine alors doucement et illumine son visage. Un peu de temps s'arrête. Puis elle ouvre un livre qui raconte l‘histoire d‘une jungle luxuriante, une histoire de mangrove et d‘oiseaux multicolores. C‘est la jungle tropicale créée par Charles Darwin en 1850. C‘est là qu‘elle va, sur l‘île de l‘Ascension. Elle n‘y arrivera jamais.
Vient la tempête, nocturne. Le temps passe au ralenti dans la furie des éléments, dans le vacarme des flots, dans les envolées brutales du bateau contre les murs d‘eau, dans la bousculade des chutes vers les abîmes de l‘océan. Elle est debout sur le pont du navire, jambes écartées, bras tendus pour tenir la barre sous la pluie torrentielle que lance un vent d‘ouragan sur son corps en alerte maximum. Et puis elle vacille d‘un winch à l‘autre, elle tombe, emportée par un assaut liquide et encaisse le choc de sa sangle de sécurité qui la retient brutalement contre le bastingage. Elle borde une voile, affale un ris et reprend la barre face aux charges incessantes d'une armée de vagues sans pitié. Le bateau tient, il est construit pour cela, il est équipé pour cela et elle est entraînée pour cela. Elle ne pense pas au danger ni à rien d‘autre qu‘à répondre aux démons des eaux rugissantes. Elle les tient à distance, sans un mot, sans orgueil et sans colère. C'est une femme. Belle.
Et puis le jour finit par arriver. Il pointe sur un océan calmé, un ciel dégagé comme si rien ne s‘était passé. Et rien ne s‘est effectivement encore passé. Le pire arrive. C‘est un navire en ruine, dérivant, surchargé de migrants qui apparaît derrière un hublot. « Gardes côtes, gardes côtes, ici Asa Gray. Contact visuel sur un navire surchargé en détresse, over ». Il y a des morts et des vivants. Ils sont plusieurs centaines. On ne les voit que de loin, ils ont passé la tempête, ils sont épuisés, affamés, assoiffés, malades et blessés. Ils crient, hurlent et une dizaine d‘entre eux se jettent à l‘eau pour la rejoindre et se noient de ne pas savoir nager « Asa Gray, I repeat, keep away. Over. » ordonnent les gardes côtes.
Cette histoire n‘est pas finie. Je ne raconte pas la suite parce que, hier soir, 28 janvier 2021, devant Arte, j‘étais sur le bateau avec Rike, la navigatrice. J‘ai retrouvé ce que je sais de l‘univers maritime pour l‘avoir un peu tutoyé dans ma vie, juste assez pour comprendre ce qu‘il est. Et puis, en arrivé en vue des migrants, j‘ai débarqué pour me réinstaller dans mon fauteuil de spectateur et regarder un film vérité comme je les apprécie, vrai. Mais seulement un film. C‘est celui d‘un allemand (2019), Wolfgang Fisher : Styx. Dans la mythologie grecque, Styx est une déesse qui personnifie l‘un des points de passage vers les Enfers. Et c‘est bien l‘enfer que vivent ces migrants abandonnés délibérément en plein océan et qui meurent. Hommes, femmes, enfants.