Raoul Peck a commencé à lire les écrits de James Baldwin en sortant de l’adolescence, alors qu'il cherchait des explications aux contradictions auxquelles il était confronté dans sa vie de nomade l'ayant fait voyager du Congo en France, en Allemagne et enfin aux Etats-Unis, après avoir fui Haïti. Le metteur en scène se rappelle :
"Avec Aimé Césaire, Jacques Stéphane Alexis, Richard Wright, Gabriel Garcia Marquez et Alejo Carpentier, James Baldwin était l’un des auteurs de mon corpus personnel. Ils écrivaient sur un monde que je connaissais bien, dans lequel je n’étais pas réduit à une note en bas de page. Ce qu’ils racontaient me parlait d’une histoire, d’une structure et de rapports entre les hommes que je voyais autour de moi. C’était nouveau pour moi qui venais d’un pays qui avait une très haute idée de lui-même, qui avait combattu ET gagné contre l’armée la plus puissante du monde (l’armée de Napoléon) et qui avait, de façon inédite dans l’Histoire, aboli l’esclavage en 1804 après la toute première révolte d’esclaves couronnée de succès de l’histoire de l’humanité. Je veux parler d’Haïti, la première République indépendante du continent américain. Les Haïtiens ont toujours su que l’Histoire officielle n’était pas la vraie histoire. La Ré- volution haïtienne a été niée par l’Histoire officielle des dominants."
La pensée de James Baldwin a été très utile à Raoul Peck dans la mesure où elle l'a aidé à connecter l’histoire de l’indépendance d’Haïti à l’histoire moderne des Etats-Unis et son héritage douloureux et sanglant de siècles d’esclavage. Le réalisateur confie :
"Baldwin m’a donné une voix, des mots, une rhétorique. Tout ce que je sentais d’intuition et d’expérience, Baldwin lui a donné un nom et une forme. J’avais ensuite toutes les armes intellectuelles dont j’avais besoin. James Baldwin est l’un des plus grands écrivains nord-américains de la seconde partie du XXème siècle – un écrivain prolifique et un critique brillant de la société américaine. Il a préfiguré les tendances destructrices que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui dans l’ensemble du monde occidental et au-delà, tout en gardant une vision humaniste pleine d’espoir et de dignité."
"Il a exploré les subtilités palpables – mais non dites – des distinctions raciales, sexuelles et sociales présentes dans les sociétés occidentales et les tensions inévitables, si on ne les nommait pas, autour des questions d’identité, d’incertitudes, d’aspirations et de quêtes personnelles. Il avait une incomparable compréhension de la politique et de l’histoire et surtout de la condition humaine. Sa prose est précise comme un laser. Elle lance un assaut massif qui ne laisse aucune place pour une réponse. Chaque phrase est une grenade dégoupillée : quand on l’attrape au vol, on réalise qu’il est trop tard ; elle vous explose au visage. Et pourtant, il réussit toujours à rester humain, tendre, accessible."
I Am Not Your Negro a remporté de nombreux prix dont le Prix du Meilleur documentaire à Philadelphie, le Prix du Public à Toronto et Berlin (ainsi que la Mention spéciale du Jury œcuménique), et était candidat aux Oscars 2017 dans la catégorie Meilleur documentaire.
I Am Not Your Negro se revendique de la quête de James Baldwin. A travers cette quête, Raoul Peck se réapproprie également sa propre histoire : "Ce sont les mots de James Baldwin qui donnent la cadence mais les fondations, la structure, le rythme et les étapes charnières sont issus de ma propre expérience. Mes émotions en sont la colonne vertébrale", note-t-il. Le metteur en scène a aussi cherché à disséquer l’Amérique d’aujourd’hui et revenir sur l’argument central du soi-disant « problème noir de l’Amérique » en se documentant sur Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King Jr. tous les trois assassinés dans les années 1960.
"Obama n’est malheureusement pas venu à bout du discours dominant. La brève euphorie ayant suivi son émergence n’efface pas toutes les incompréhensions, ni ne soigne miraculeusement toutes les blessures d’un pays construit dans le sang (en particulier le sang des autres). A l’indéniable présence d’Obama nous devons opposer la réalité, non moins essentielle, de dizaines d’années de mythes et d’un discours partial. En dépit de tout « progrès » réel ou ressenti, nous ne pouvons que douter de l’exactitude des nouveaux symboles de changement. En reconnaissant l’impact de ces histoires sur ma propre mythologie, je dois accepter le fait que j’ai vécu une réalité schizophrène faite de mythes et de démystification", note Peck.
Avec I Am Not Your Negro, Raoul Peck a voulu retourner à ses racines en tant que réalisateur (c’est-à-dire Lumumba, la mort d’un prophète 1990), revenir à une époque où il prenait plus de risques artistiquement parlant. Il confie : "En bref : j’ai voulu tout remettre en question de nouveau pour renouer avec ma liberté et ma subjectivité. Je voulais que ce film soit différent, libre, non formaté. Je voulais que ce soit une expé- rience à part, et ce avec les mots, la forme, les images, la musique, l’humour, la poésie et le drame. Je voulais une forme libre pour qu’elle corresponde à une réalité brutale en termes de violence, de racisme, d’exploitation, d’abus, de massacres et d’injustices."
Le narrateur du film est James Baldwin lui-même, avec sa prose violente, incontestable et implacable. Raoul Peck développe : "Chaque mot dans ce film vient de Baldwin, de ses livres, ses essais, ses entretiens, ses enregistrements, ses discours, ses films etc. ; des mots que j’ai collectés patiemment dans son œuvre pour composer un texte original. Des mots qui viennent d’une autre ère mais qui ont un fort écho aujourd’hui. Pour ces mots, j’avais besoin de plus qu’un acteur. J’avais besoin d’une « personnalité » crédible, d’une voix familière, d’une présence qui ne distrairait pas de l’essentiel et qui pour autant serait une voix qui lui donnerait un impact très particulier. Samuel L. Jackson était le choix idéal, je suis ravi qu’il ait adhéré au film et à son approche, de même que JoeyStarr pour la version française qui amène une autre dimension, plus proche de la réalité française."
I Am Not Your Negro utilise principalement des images d’archives à la fois publiques et privées, des extraits de classiques hollywoodiens, de documentaires, d’interviews filmées, de programmes télé populaires, de débats télévisés ou publics et des images contemporaines. Un montage kaléidoscopique, frénétique et poétique (un medley) dans un style propre à James Baldwin. Ainsi, Raoul Peck a voulu son film essentiellement visuel et musical : les images servent de ponctuation aux mots et à la musique et vice versa. "En revenant sur la traditionnelle iconographie « noire », avec ses clichés, les non-dits, les erreurs fondamentales d’interprétation voire, à certains moments, la pruderie paternaliste, nous voulons redéfinir sa signification et son impact. C’est pourquoi nous avons non seulement changé le cadrage de ces images mais leur usage traditionnel et leur « montage » également", explique-t-il.