Ces ‘Harmonies Werckmeister’ bénéficient de la réputation enviable d’être un des plus beaux films européens des 30 dernières années...mais uniquement auprès de la frange la plus auteurisante des cinéphiles. On en parla comme “d’un des plus grands moments confidentiels� de l’édition 2000 du Festival de Cannes, c’est dire si même au sein d’un rassemblement de passionnés et de tout ce qui compte dans le 7ème Art, ce genre de cinéma, qui se rattache de fait à une longue tradition du cinéma “intellectuel� d’après-guerre, passa inaperçu. Il est vrai que les oeuvres de Béla Tarr ne font rien, mais alors strictement rien, pour complaire au grand public. Pendant longtemps, très longtemps, plus de deux heures trente, on suit les pérégrinations cycliques d’un certain Janós à travers une petite ville sinistrée d’Europe de l’est : Janós semble être le lien qui unit tous les habitants du crû, une sorte d’entité bienveillante à l’écoute et au service de chacun, qui fait preuve d’une indéfectible foi en l’humanité. Parallèlement, on découvre György, un vieillard reclus qui élabore une théorie harmonique iconoclaste, basée sur les réflexions du musicien Andréas Werckmeister, qui vise à faire table rase du passé pour résoudre les problèmes esthétiques et philosophiques qui se posent en musique. Malgré l’accent répété mis sur les tâches très ordinaires qu’accomplissent les personnages, ‘les harmonies Werckmeister’ se développe davantage à la façon d’une rêverie que comme un récit au sens traditionnel du terme, déroulant paresseusement dans un noir-et-blanc charbonneux un nombre limité de plan-séquences qui s’étirent démesurément dans le temps. Le film foisonne pourtant d’idées et de métaphores : on peut y déceler une parabole christique sur le sacrifice d’un homme qui s’obstine à penser qu’il est possible de subvertir la noirceur humaine. On peut y voir une évocation des années d’autoritarisme propre à la région, où les notables se sont toujours arrangés avec le pouvoir pour dominer les masses. Tout y est potentiellement allégorie, introspection, philosophie, toutes choses qui ont déserté le cinéma ouest-européen depuis très longtemps (ou sont indiqués avec des panneaux lumineux sur-explicatifs dans les rares cas où on les rencontre encore). Béla Tarr n’offre pas un point de vue mais un support qui, visuellement, thématiquement, artistiquement, a pour vocation de forcer la réflexion et l’imagination. Je conçois qu’on puisse trouver cette vision d’un ennui absolu et malgré la volonté de transformer chaque plan en oeuvre d’art sacralisée (voir la scène d’ouverture où Janós simule le fonctionnement de l’univers en compagnie de quelques ivrognes silencieux), le résultat génère souvent lassitude et ennui...sans doute parce que si certains de ces interminables plans-séquences sont effectivement des merveilles, il est sans doute humainement impossible de conserver le même niveau d’exigence trente neuf fois d’affilée. Bien qu’on puisse le rapprocher de Jodorowsky (en moins fantasque) par son recours à un certain réalisme magique (l’élément qui bouleverse l’équilibre fragile de cette petite communauté est l’arrivée d’un cirque dont l’attraction vedette est une immense baleine en décomposition) ou de Tarkovsky avec qui il partage le don d’étirer démesurément la réalité jusqu’à la rendre hypnotique et celui d’esthétiser à l’extrême la banalité, Tarr est surtout un cinéaste unique, exigeant, abscon, presque inaccessible...qui, après un ultime long-métrage en 2001 (‘Le cheval de Turin’) se résolut à jeter l’éponge, convaincu qu’il n’y aurait plus de place ni de public pour sa vision du du cinéma dans le nouveau siècle (et même si ce n’est pas une raison suffisante pour tout plaquer, il avait sans doute raison…)