"I feel alright! I feel alright!" qu'il beuglait, l'Iguane.
Quand mon petit bulldog français exprime son bien-être, il se met sur le dos et se tortille sur le tapis du salon de façon tout à fait grotesque, comme un vers de terre, en émettant des grognements de plaisir tout aussi comiques. 50 ans plus tôt, James Osterberg alias Iggy Pop exprimait son bien être en concert de la même façon, s'allongeant sur la scène ou sur… la foule - c'est lui qui a inventé le surf crowd - en se trémoussant frénétiquement comme un clébard. Car même si il s'inspirait du singe, Iggy Pop, faciès de Droopy sous acide, était sur scène un jeune chien fou, se mettait à quatre pattes, portait un collier pour canidés et éructait "I wanna be your dog" à la tronche des fans pendant que les riffs agressifs de Ron Asheton venaient leur chiquer les mollets. On parle là bien sûr des Stooges, un des groupes les plus influents de l'histoire du rock, qui a gravé entre 1969 et 1973 trois galettes gavées d'une mixture abrasive, giclée de fuzz et de distorsion sur des notes blues, psychédéliques et free jazz, mixture qu'il versa sur le cadavre du Flower Power pour l'enterrer définitivement sous les fondations du punk rock.
"Gimme danger" nous plonge donc dans l'histoire de ce groupe mythique, des origines - on remonte jusqu'à l'enfance d'Iggy qui jouait de sa batterie dans le living de la caravane familiale à Ann Arbor près de Detroit - à la re-formation dans les années 2000 et l'intronisation au Rock and Roll Hall of Fame en 2010, sans oublier un petit aperçu des innombrables groupes de punk et de rock alternatif dont la chair a été marquée au fer rouge par l'empreinte sonique et la puissance dévastatrice des titres du gang du Michigan. Ah pfffff….cette re-formation…bon désolé mais je vais profiter de cette chronique pour ouvrir une petite parenthèse d'auto-flagellation, les amis. Je sais, vous en avez sûrement rien à battre, mais je vous demande un minimum de compassion car j'ai besoin d'en parler. Je suis passé à côté. Oui, ça reste un de mes gros ratés rock (mon autre loupé impardonnable étant Prince). Le groupe avait splitté l'année de ma naissance, donc la première fois j'avais une excuse. Mais ne jamais être allé voir les Stooges quand ils se sont reformés, ça me donne envie de m'allonger nu sur un lit de tessons de bouteilles et de réfléchir quelques heures sur ma condition d'abruti. Bah ouais c'est trop tard maintenant, y aura plus d'occasions, les deux frangins Asheton nous ayant quitté en 2009 et 2014. J'ai l'air malin, tiens. Parenthèse désenchantée refermée.
Ca ne m'empêche pas de vous causer de ce documentaire présenté à Cannes en 2016 enfin paru en blu-ray, objet que je vais classer sur mon étagère entre le "Raw power live" capté en 2010 par six fans et "Velvet Goldmine", dont on voit d'ailleurs un extrait vers la fin de "Gimme danger". La chose est signée par un dingue absolu des Stooges et pote d'Iggy Pop: Jim Jarmusch, qui avait présenté un autre film un tantinet plus contemplatif lors du même festival, l'excellent "Paterson". Réalisateur emblématique du cinéma indépendant américain et musicien - il a d'ailleurs casé dans ce doc un morceau de son groupe SQÜRL - son oeuvre filmique striée de culture rock a régulièrement frayé avec des artistes comme Neil Young ou Tom Waits (ce dernier avait notamment tourné dans un des sketchs de "Coffee and cigarettes" avec…Iggy Pop).
"Je ne veux pas être glam, je ne veux pas être hip hop, je ne veux faire partie de rien. Je ne veux pas être une star de la télé, de la scène alternative, je ne veux pas être un punk, je veux juste être."
Confession existentielle de l'Iguane dont le regard bleu nous transperce en plein coeur d'une sincérité bouleversante, avant que les photos des quatre membres historiques décédés ne s'affichent lors de l'épilogue.
L'iguane… Toujours là. Tout comme ces vieux bougres de Keith Richards ou Steven Tyler, autres miraculés destroy aux trognes de grand-mères usées jusqu'à l'os. Le reptile décharné à la gueule burinée cerclée d'une crinière blonde est logiquement omniprésent dans cette rétrospective passionnante pour tout fan de rock et de sa mythologie. Pas de voix off ici, c'est Iggy de son organe rocailleux si caractéristique qui nous raconte l'histoire chronologiquement à travers différents entretiens, récit complété par les témoignages des autres membres du groupe dont le seul autre survivant historique est James Williamson (Mike Watt étant arrivé dans les années 2000), de leur manager Danny Fields et de la petite soeur Asheton, Kathy. Avec l'apport de quelques passages écrits assurant les transitions, on suit la trajectoire chaotique et déglinguée d'un groupe en marge, qui malgré les faibles ventes d'albums et les mauvaises critiques de l'époque, va réussir à s'extirper de la capitale américaine de l'industrie automobile pour laisser une immense trace de dérapage incontrôlé sur le goudron de la longue highway du rock, grâce notamment à deux rencontres essentielles. En premier lieu, MC5, l'autre groupe phare de la scène garage rock de Detroit grâce à qui ils ont signé leur premier contrat chez Elektra, bien qu'Iggy ait refusé de se politiser comme eux dans le contexte socio-culturel agité de la fin des 60's. Puis bien sûr David Bowie qui sort Iggy du caniveau de la loose, après que le groupe alors en lambeaux et ravagé par la dope se soit fait virer de sa maison de disque, et le fait venir à Londres avec James Williamson puis les frères Asheton rappelés à la rescousse par l'Iguane pour graver dans la légende "Raw power". Le documentaire fait malheureusement l'impasse sur l'histoire du mixage de l'album, d'abord réalisé par Iggy et rejeté par la maison de disque horrifiée, mixage repris par Bowie sous la menace de CBS et qui divisera pendant des années les critiques et le public (Iggy rééditera le disque en 1998 avec son propre mix avant de réhabiliter le mix original de Bowie en 2010 dans une ultime réédition). Dommage car on aurait aimé en savoir un peu plus sur les circonstances de cette production controversée mais la seule allusion est émise par Williamson soufflant qu'on entendait pas assez la basse. En effet…A propos de la basse, rappelons qu'elle est jouée sur ce disque par Ron Asheton, alors contraint de laisser sa place à la guitare à Williamson, épisode douloureux qui aurait également mérité d'être développé dans ce portrait peut-être un peu trop respectueux de son sujet.
Les vidéos d'archives sont évidemment indispensables pour se rendre compte de la fureur et la primitivité scénique du groupe, notamment cette image icônique d'un Iggy possédé debout sur la foule, se tartinant le torse avec un pot de beurre de cacahuètes. Outre les nombreuses photos inédites du groupe et les affiches de concert, Jarmusch insère de vieilles images assez drôles de shows TV, de sketches des Three Stooges, d'infos et de spots de pub pour illustrer les propos des différents protagonistes et atténuer le côté plan-plan des nombreux témoignages qui se succèdent. Sa meilleure idée: ces petits dessins animés qui mettent en scène les anecdotes racontées par l'Iguane, notamment celui dans lequel on le voit se rendre dans un lavomatique pour faire sécher un énorme plant de marijuana et celui dans lequel il se pointe à Detroit avec les frères Asheton pour demander aux MC5 de faire leur première partie, les trois complices se retrouvant à se peler les miches à l'extérieur d'un local de répète pour écouter devant l'épaisse porte le groupe balancer son fameux "Kick out the jams". "C'était simple et whaouh…tellement puissant. Si on avait un peu de ça!" se dit alors Iggy. Ca donnera "1969", "I wanna be your dog", "No fun", "Real cool time", "Not right", "Down on the street", "Loose", "TV eye", "Dirt", "1970", "Search and destroy", "Raw power","Penetration", "Gimme danger"…
Ce rockumentaire en forme d'hommage nous rappelle l'évidence: ils avaient un peu de ça. Et même un peu plus.
"I feel alright!"
Figurez-vous que c'est ce que j'ai cru comprendre quand mon bulldog français a émis un grognement de satisfaction pendant le générique de fin. Ah au fait, je vous ai pas dit: il s'appelle Iggy.