Quand il n’est plus possible de rentrer dans le rang, le monde finit par se dévorer. Il ne s’agit pourtant que d’un seul fragment à l’édifice d’une fille, en quête de maturité et d’intégration. Mais à côté de cela, c’est tout un pamphlet sur la fraternité conflictuelle qui s’affiche, à l’égard de ceux qui se seraient noyés dans la passivité. Julia Ducournau ne s’arrête pas de catalyser son œuvre par des changements de ton et de registres qui fonctionnent à merveille. Et c’est dans ce même élan de mutation qu’elle a investi son court « Junior », où un garçon manqué finit par atteindre son fantasme identitaire. Il en est de même avec ce premier long-métrage, qui prolonge ces enjeux et qui prend soin de laisser l’ivresse de la métamorphe se développer.
Se limiter au détour du drame social serait freiner le concept même de ce méli-mélo de genres, qui ne campe jamais sur des repères linéaires. Lancée dans la fosse aux lions, Justine (Garance Marillier) découvre la dureté d’une transition douloureuse vers l’âge adulte, au travers d’un bizutage qui n’évoque pas la tendresse dans son format, mais qui entretient toutefois la sagesse dans ses dires. L’idéaliste qu’elle est la rend unique dans la société étudiante qu’elle tutoie. Mais elle est rapidement renvoyée aux instincts primaires qui dominent les mêmes créatures qu’elle cherche à étudier. Face au miroir de son existence, s’engage un jeu de tous les désirs et les convoitises les plus profondes, jusqu’à s’intéresser au corps des autres et au sien. Une idée de chair, naît d’une étincelle qui renvoie au « Carrie » de Brian de Palma, mais c’est dans le versant hallucinatoire et organique, inspiré de David Cronenberg, que la réalisatrice s’envole enfin.
Doit-on croire que l’éducation ne peut supplanter la vraie nature ? C’est une réponse détournée dans un système corporatiste qui nous est donnée, à l’image d’un bétail qui cultive passivement l’individualisme. C’est manger ou être mangé. Alexia (Ella Rumpf) est une aînée qui n’hésite pas à bouleverser la trajectoire d’autrui pour ses intérêts et il en va de même pour l’alimentation qu’elle a autrefois connu chez ses parents. Ce sont autant de dérives qui s’empilent dans une besace de cendres, où les moins attentifs y perdent l’appétit. Adrien (Rabah Naït Oufella) en est l’exemple pur et dur, mais son personnage reste bien trop fonctionnel pour que l’on s’y attache. Mais cette distance est maîtrisée dans ce récit, davantage vampirique que carnassier à l’état brut. Entre les relations sexuelles et familiales, il y a une profonde nuance dans la caractérisation de l’humanité dans l’écriture. L’école vétérinaire semble ainsi en phase avec toutes les transgressions présentées, notamment avec ces pulsions anthropophages qui grondent, avant que les dernières notes tranchantes de Jim Williams nous rattrapent.
Renoncer à son individualité crée bien des monstres, mais surtout un rapport de domination que « Grave » aime à échelonner plastiquement. La rivalité des sœurs nous ramène à une sororité qui gagne en pertinence au fur et à mesure que la chute de l’une d’elles, ou des deux, semble inévitable. Et c’est à travers la silhouette du corps féminin que l’on se justifie, à raison d’un propos féministe bien placée. Que ce soit au niveau du poids, du maquillage, de la pilosité ou du code vestimentaire, il existe une standardisation qui profite au patriarcat, moteur d’une régression qui s’en mord le doigt. Ce message en filigrane cherche néanmoins à s’émanciper de la morale, qui ne boudera pas son plaisir de créer les conflits dont le spectateur se nourrira allègrement, ou pas.