Compte tenu du buzz cannois et des acclamations dithyrambiques autour du premier film de la débutante Julia Ducournau, je me méfiais un peu de ‘Grave’, craignant l’enthousiasme injustifié et la baudruche qui se dégonflerait en moins d’une demi-heure : les grands films d’horreur français ou belge sont rares ; en fait, ce serait carrément plus simple de dire qu’ils n’existent pas...et de toute façon, cette possible exception qui confirmerait la règle avait peu de chances d’impressionner l’outremangeur blasé que je suis, me disais-je. J’avais tout faux, ‘Grave’ est une réalisation remarquable, le travail de quelqu’un qui maîtrise aussi bien la grammaire du cinéma de genre que son histoire et ses références. Quant à son statut de “film d’horreur�, disons que c’est un peu plus compliqué que ça et qu’il vaut mieux éviter les réflexes taxonomique hâtifs. Certes, ‘Grave’ signe le retour (ou l’acte de naissance ?) du body-horror au sein du cinéma français, genre d’ordinaire plus prisé par le cinéma de genre anglo-saxon, allemand ou japonais...mais alors que ces derniers se sentent systématiquement obligés de faire évoluer leurs personnages dans un contexte glauque ou malsain (style morgue ou club SM), ‘Grave’ les prend à leur propre jeu en privilégiant un univers estudiantin ordinaire, ce qui rend la découverte de sa nature profonde par la jeune Justine d’autant plus dérangeante : qu’il s’agisse d’actes anodins (dissection d’un chien, grattage d’eczéma, baptême un peu trash d’étudiant-vétérinaire) ou plus étranges (vomissements de cheveux, premiers assauts de la pulsion cannibale), Julia Ducournau s’est fait plaisir et, dans ce vaste menu fétichiste, il est peu probable que vous ne trouviez rien qui puisse vous insuffler au minimum quelques frissons de répulsion. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la réalisatrice se montre très forte à ce petit jeu, de la même manière qu’elle excelle dans la facture formelle du film, clairement influencée par le giallo. ‘Grave’ n’est heureusement pas conçu uniquement pour choquer à grands renforts de débordements graphiques : il use de symbolique pour tenir un discours sur la jeunesse parfaitement acceptable: l’anthropophagie est à la fois déréglement corporel et expérimentation, ce qui est une caractéristique des années de jeunesse Autre leçon à retenir: grandir, c’est aussi détruire, comme le démontre la relation de Justine avec sa soeur aînée. Sexe et prédation, métaphore de la lignée familiale et trivialité de l’hémoglobine énergisante (Justine ne consomme pas pour survivre comme un vampire, mais parce que c’est bon comme une drogue) : contrairement à ce qu’aurait pu laisser croire le prisme “genresque�, ‘Grave’ fait preuve de plus de subtilité que nombre de films sur la fin de l’adolescence qui ne recourent pas à l’argument fantastique...en fait, ce mélange de sensibilité, de confusion des genres et des valeurs et de college-movie orgiaque, survolté et hyper stylisé me rappelle certains films de Gregg Araki, sans doute le réalisateur le plus compétent dans ce domaine. Après avoir forcé l’accès du cinéma français en passant par la porte de service désaffectée de sa production de genre, Julia Ducournau devra lutter pour rester fidèle à elle-même et ne pas laisser s’éteindre la personnalité flamboyante et libre qu’on devine derrière ce film atypique : il y va de l’avenir de tout un pan du cinéma français.