En 1985, Laurent Roth a déjà rallié l’armée en répondant à l’appel de son service militaire, alors que la première guerre d’Afghanistan battait son plein. Le réalisateur développa Les yeux brûlés dans le cadre d’un concours pour les 40 ans de la création du Service Cinématographique des Armées. Choisi, il eut le soutien du capitaine de vaisseau Max Guérout, alors directeur du SCA. Une aide indispensable dans l’obtention de l’accès illimité aux archives dont a bénéficié le réalisateur, pouvant trier en toute liberté. Celles-ci comptent aujourd’hui plus de 10 millions de clichés et 30 000 titres de films, tous localisés au fort d’Ivry depuis Juillet 1946. Ce fut d’ailleurs en son sein que le film fut en premier lieu projeté.
De décembre 1985 à septembre 1986, le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche Orient, dirigé par Fouad Ali Saleh, a revendiqué près de 14 attentats au cœur de Paris. Les attaques ont visé des lieux commerciaux très prisés, comme les Galeries Lafayette ou le Forum des Halles. La France découvrit alors l’existence du Hezbollah. C’est dans ce contexte que Laurent Roth conçu Les yeux brûlés : "Nous avons perdu notre innocence, mais nous ne sommes pas encore "tous Charlie"", se souvint le réalisateur. Afin de mieux faire écho à son époque, le réalisateur déplaça le tournage à Roissy "parce que la guerre, c’est là que ça se passe désormais", explique-t-il.
C’est en la découvrant dans Boy meets girl de Leos Carax en 1983 puis dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights de Philippe Garrel en 1985, deux films en noir et blanc, que Laurent Roth vit en Mireille Perrier l’actrice idéale pour son projet. Le réalisateur et son interprète visionnèrent des heures d’images couvrant toutes les guerres impliquant l’armée française, de la Grande Guerre à celle d’Indochine.
Laurent Roth ne s’est pas contenté d’impliquer Mireille Perrier dans un travail de préparation à caractère historique. Au contraire des suggestions qu’il reçoit de l’armée, le réalisateur choisit de laisser l’actrice conduire les entretiens et amener les interviewés à faire revivre des souvenirs enfouis. Pour cela, ils analysèrent minutieusement Shoah de Claude Lanzmann et orchestrèrent un questionnaire décomposé en étapes. Dans ce dernier, les questions furent répétées plusieurs fois mais dans une forme différente, et ce dès qu'une émotion apparue chez l’interviewé.
Le choix de Mireille Perrier ne fut pas étranger à son sexe. Pour Laurent Roth, la passion qui anime les opérateurs de guerre "est masculine et ne se partage pas avec les femmes". Le réalisateur s’exprime ainsi afin de souligner le caractère "scandaleux" de son œuvre : "réaffirmer frontalement la différence sexuelle est peut-être (…) ce qui lui permet de parvenir jusqu’à nous", précise-t-il. Ainsi, l’intervieweuse devient "une vraie personne, qui se manifeste par son retrait. L’affirmation féminine procède de ce silence, qui est puissance d’interrompre à tout moment".
Pour Laurent Roth, l’œuvre de commande qui est à l’origine du projet ne constitue pas un handicap : "L’exercice souverain de sa liberté n’est possible qu’à partir de ce quelqu’un qui investit la commande. Pour moi, il n’y a pas le cinéma d’auteur d’un côté, et le cinéma de commande de l’autre, puisqu’on est auteur que si l’on est autorisé". Le contexte militaire qui a œuvré à la production constituerait même le point de départ de l’intérêt du cinéaste au projet. Comme il l’a déclaré lors de sa sortie : "la guerre obéit d’abord à une mise en scène".
Au bancs des interviewés et/ou participants à ces Yeux brûlés, il y a de nombreux reporters de renom ayant presque tous couverts des conflits divers. Alors que certains sont restés dans l'univers du journalisme (Daniel Camus, Pierre Ferrari, Patrice George, André Lebon), d'autres se sont reconvertis avec un succès frappant dans le milieu du cinéma. Ainsi, Raoul Coutard est devenu le chef-opérateur phare de la Nouvelle Vague. Raymon Depardon a marqué de son emprunte rurale le milieu documentaire. Pierre Schoendoerffer est devenu un réalisateur primé à Cannes. Seul Marc Flament s'est inventé une seconde carrière de dessinateur et de romancier, faisant de son apparition au sein du film de Laurent Roth l'unique apparition filmée de sa carrière.
C'est une citation de La Rochefoucauld (écrivain du 17ème siècle aux célèbres Maximes) qui ouvre le film et renvoie à son titre, Les yeux brûlés: "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement." Il ne serait donc pas aisé, pour le public, de regarder ces deux éléments sans s'y abîmer la vue. Et au réalisateur de s'y confronter sans y perdre ses deux yeux.
Tournant en lieux réels, Laurent Roth profita de la présence de multiples CRS patrouillant dans l'aéroport de Roissy pour les intégrer à l’image. En retour, les policiers se sont prêtés à l’exercice en acceptant de repasser devant la caméra plusieurs fois, pour les besoins du tournage.
C’est à l’occasion des cent ans de l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense que Les yeux brûlés revient en une version restaurée, sélectionnée dans la section Cannes Classics du festival 2015. Pour Béatrice de Pastre, en charge de la restauration, le film est une œuvre fascinante pour le restaurateur par la "diversité de matières" qu’il contient : noir et blanc, archives aux formats changeants et tournage en couleur se succèdent. C’est en partant d’un négatif originel 35 mm (numérisés en 2K) que le film a pu retrouver son esthétique d’origine.