L’aura de Gregory Peck dans le domaine du western n’atteint pas celles de John Wayne, Gary Cooper, Clint Eastwood ou même James Stewart. Pourtant il y œuvra avec conviction à dix reprises. « Duel au soleil » (King Vidor en 1946), « La ville abandonnée » (William Wellman en 1948), «Les grands espaces » (William Wyler en 1958), «Los Bravados » (Henry King en 1958) ou encore « la cible humaine » (Henry King en 1950) sont régulièrement cités dans les anthologies du genre. Idem pour Henry King qui au contraire de John Ford, Howard Hawks, Anthony Mann, Budd Boetticher ou William A. Wellman compte peu de westerns au sein de sa prolifique filmographie commencée au temps du muet. Les deux hommes qui travaillèrent ensemble à six reprises ont dès leur deuxième collaboration en 1950, uni leurs talents pour proposer avec « La cible humaine » une tragédie épurée et réaliste visant à déconstruire le mythe du hors-la-loi, ouvrant ainsi la route au subversif mais un peu empesé «Le Gaucher » d’Arthur Penn (1957). Le mythe en question fait partie de la geste westernienne mais il n’occupe pas si souvent que cela la place centrale d’un film. C’est André de Toth qui en aurait eu l’idée, ayant remarqué que des acteurs comme Clark Gable ou Errol Flynn étaient régulièrement défiés par de jeunes hommes mettant en doute la virilité qu’ils affichaient à l’écran. Il en fit part à son ami le scénariste William Bowers qui avait eu une discussion sur le même sujet avec Jack Dempsey, ex-champion du monde de boxe dans la catégorie poids lourds. Un scénario est alors vite rédigé par Bowers. Sous l’égide de la Columbia, le projet est proposé à John Wayne qui le refuse à cause de son inimitié avec Harry Cohn, le patron du studio. Les droits sont ensuite rachetés par la Twentieth Century Fox. Gregory Peck est positionné sur le rôle principal. Henry King, réalisateur maison qui vient de travailler avec Peck sur « Un homme de fer » dirigera le film. La gâchette rapide incarnée par Peck est inspirée de Johnny Ringo, cousin des frères Younger, ennemis de Doc Holiday et des frères Earp. L’homme qui lors du générique avance sur son cheval dans la noirceur de la nuit ne semble pas serein mais plutôt comme en cavale. C’est en vérité sa réputation qu’il fuit, retournant là où il a depuis plus de six ans laissé sa femme et son fils. La photographie crépusculaire du grand chef opérateur Arthur C. Miller ne laisse guère de doute sur la tonalité du film qui s’annonce. Inutile de tenter de se rendre anonyme, les affiches placardées dans tous les villages identifient aussitôt ces hors-la-loi devenus des héros pour les enfants, des épouvantails pour le quidam moyen et des cibles pour les plus jeunes en quête de gloire. C’est comme un rituel à chaque village traversé. L’inconscient qui perd la vie en provoquant le défi au saloon, les adultes raisonnables quittant à pas de loup les lieux de l’affrontement, les enfants quittant la classe pour guetter chacune des apparitions de leur idole et enfin le shérif désemparé tentant d’obtenir au plus vite l’évacuation du problème vers un autre village.
Jimmy Ringo (Gregory Peck) est fatigué de cette roue qui tourne de plus en plus vite à mesure que presque mécaniquement sa réputation grandit, ne lui laissant plus comme horizon que la balle qui l’atteindra au mieux de face par un plus rapide que lui ou au pire dans le dos
. Avec une économie d’effets alliée à un sens du tragique qui lui est propre Henry King décrit sans rien omettre la soumission de cet homme à un destin qu’il ne maîtrise plus à force de l’avoir trop provoqué. Il confirme avec ce film complétement maîtrisé son statut de très grand réalisateur qui lui a quelquefois été contesté par la critique française. Quant à Gregory Peck dont Darry Zanuck pensait que son physique de professeur d’université lui interdisait ce type de rôle, il est parfait affublé d’une moustache qui lui donne la gravité nécessaire pour retranscrire le fatalisme de celui qui se sait devenu une cible de foire. Il s’est dit que Zanuck, horrifié à la vision des premières bobines aurait exigé que l’ensemble des scènes soient retournées avec Peck sans sa moustache. Heureusement, King et Nunnally Johnson, le producteur intriguèrent de concert pour convaincre le mogul que l’équilibre financier du film en serait gravement compromis. Les chefs d’œuvre du cinéma tiennent parfois à peu de chose. Ici à la ténacité, à la ruse mais surtout au talent d’Henry King.