Jafar Panahi livre, avec «Taxi Téhéran», une fiction à la limite du documentaire, un film à la forme très originale (qui pose questions) et au fond passionnant. Avec sa caméra bien apparente, il se filme lui-même et il filme ses différents passagers : de l’institutrice libérale au couple de vieilles dames rendues quasi-hystériques par une superstition incompréhensible, du vendeur de DVD pirate à sa volubile nièce étudiante en cinéma. Si pour sa nièce et son avocate il apparait évident qu’elles jouent leur propre rôle, pour tous les autres on ne sait jamais vraiment s’il s’agit de vrais gens ou d’acteurs. Il est probable que Panahi aient un mélangé les deux, mais peut-on vraiment savoir ? Et est pertinent de le savoir d’ailleurs ? Étant donné que tous, à leur manière, illustrent une société iranienne assez éloignée de l’image qu’on s’en fait, en Occident, peu importe qu’ils s’agissent d’acteurs ou non, ils sont tous intéressants à leur manière. Le film donne l’impression d’un immense plan séquence, il donne l’impression d’avoir été tourné quasiment en temps réel, soit 1h20 à peu près. S’il a été monté, c’est très bien fait et on ne voit rien. La société iranienne, qui finalement est le principal sujet du film, y est montrée dans toute sa complexité et même dans toute sa schizophrénie. Untel est partisan de la manière forte contre la délinquance alors qu’il n’est pas exemplaire et un autre ne dénonce pas ses voleurs de peur qu’on leur applique une sanction disproportionnée. Un couple dont l’homme est victime d’un accident de la route dicte dans le taxi, en toute hâte son testament pour que sa famille ne déshérite pas son épouse. La nièce de Jafar Panahi avoue ne pas bien comprendre ce que son prof de cinéma lui demande de censurer. On apprend à cette occasion que dans les films iraniens, les héros positifs ne doivent pas porter de prénoms persans et ne doivent pas porter de cravates (trop occidental, j’imagine…), que les femmes doivent être voilées (logique…) et qu’il faut filmer le « réel » mais pas la « noirceur ». Filmer quelque chose dans l’Iran des Mollah, c’est d’abord lister tous ces interdits plus ou moins surréalistes. Dans le cas contraire, pas de générique ! Et c’est d’ailleurs ce qui arrive à «Taxi Téhéran», qui n’a pas de générique de fin. La fin, justement, est en forme de pirouette, plutôt astucieuse, assez ironique aussi quand on la rapproche de la première scène, l’affrontement verbal entre l’institutrice et « l’indépendant » au sujet des voleurs ! Mais la scène centrale du film, à mes yeux, c’est celle de l’avocate, la très jolie femme au bouquet de roses. On devine vite qu’elle a été l’avocate de Panahi et qu’il a été emprisonné et « interrogé » en prison, il lâche au détour d’une phrase qu’il est obsédé par le son de la voix de son « interrogateur » parce qu’il avait les yeux bandés. Sans jamais de départir de son sourire, il appuie sur sa propre plaie et donne à son film la puissance d’un acte militant. Mais son film n’est jamais plombant, parce que l’humour vient toujours contrebalancer la noirceur, que ce soit un vendeur de DVD pirates (occidentaux et surtout américains, apparemment très prisés parce qu’interdits !) proposant avec beaucoup de sérieux la saison 5 de « The Walking Dead » (en tournage à cette époque ! Mais je reconnais qu’il faut le savoir pour trouver çà drôle !) et qui se proclame associé juste parce qu’il a été véhiculé par son taxi, ou que ce soit un couple de vieilles dames en proie à une superstition incompréhensible à base de poissons rouges ! «Taxi Téhéran» est un film qui ne ressemble à aucun autre, dans un pays qui ne ressemble à aucun autre.