Malgré ce que le titre français peut faire croire, L’Idiot de Dostoïevski (Идиот, Idiot) n’est pas celui de Bykov (Дурак, Durak) & ce dernier n’a certainement pas besoin de cet apparat d’intitulé pour faire ses propres merveilles.
Réalisateur total, éminent scénariste, compositeur & monteur, Bykov peut être crédité d’une gigantesque part du travail visible, sans donner cette fois l’impression (après The Major) qu’il peine à déléguer, quoique les situations semblent légèrement trop prêtes à l’avance. Orchestrateur d’une belle violence, d’une crasse poétique qui n’a pas besoin de s’enduire d’elle-même pour produire la même impression rêveuse que la musique de Viktor Tsoï passée comme une trêve, Bykov confirme la spécialité qui est la sienne de représenter une Russie tombée dans l’extrême inverse du stalinisme, un ultracapitalisme stratifié de castes politisées où n’existe que la loi du plus fort.
Il commence par s’approcher du peuple, quelques individus parmi les 820 qui habitent un vieil immeuble, des miséreux subissant tout comme dans l’ancien temps – nombreux seront les parallèles entre les années 1990 & 2010, comme si la Russie s’était remise d’un état de choc entre les deux avant de rechuter dans la corruption.
L’Idiot de Bykov n’est pas différent de ces gens. Simplement, il est moins fataliste : il ne blâme pas la vie comme les autres prolétaires, ni Dieu comme les chefs, mais le système. Les uns prennent le travail à cœur, d’autres leurs responsabilités à contrecœur, alors il devient, lui, le sans cœur, le paria, l’idiot, celui dont on rit parce qu’il court à sa perte & qu’on bat parce qu’il combat la racine du mal.
Il ne sera jamais un idiot pour le spectateur, car on est rapidement pris à partie pour le voir découvrir que la mairie est un “panier de crabes” qui fait tout sous le manteau, & pas seulement parce qu’il fait si froid que chaque mot prononcé s’autocensure, cachant le visage de celui qui le dit d’un nuage de buée pudique.
L’idiot, mine de rien, a découvert que l’immeuble de 820 personnes allait s’effondrer, litéralement, sous le poids de décennies d’incompétence & de mauvaise grâce. Le drame à venir, d’abord sac de nœuds politique & administratif, devient presque une aubaine pour la mairie, qui y voit l’occasion de faire le ménage dans ses affaires à coups de… feu, & pour ses pots-de-vin de se rentabiliser.
Rapports de force, fatalité d’un système qui n’a plus d’autre choix que de s’autopréserver égoïstement, le film frustre & fascine, énonçant parfois de véritables cours de politique qui nous font dire que la Russie aurait bien eu besoin d’une Révolution pour le centenaire de la précédente. On croit entendre battre le cœur de la corruption quand la mairie se réunit dans le petit salon d’un restaurant pendant une fête d’anniversaire & que, pendant un temps interminable, on n’entend plus que le son lancinant de la basse qui traverse les murs.
En parlant de murs, ceux de l’immeuble tiennent toujours bon, mais pour combien de temps encore ? Depuis que l’idiot a donné l’alarme, la tension du cataclysme sourdre de partout pour tout le monde, comme un zonzonnement de l’ambiance qui fait écho aux basses toujours très denses & organiques, pas seulement en musique. Est-ce ce qu’on appelle la gravité de la situation ? Je ne crois pas qu’elle marche en russe, celle-là.
Pendant tout ce temps, les acteurs jouent sur quatre, cinq octaves, des mélodies monotones mais délivrées à fond avec remarquablement peu de falsetto malgré la hauteur des prestations. Oui, mais, & l’immeuble ? Tsoï revient pour annoncer la fermeture (il chante Спокойная Ночь, “nuit calme”, en contrepoint du stress ambiant), puis la caméra s’envole, sûrement fatiguée d’avoir trop contreplongé sur la fissure qui longe les murs. Et les murs tiennent.
La fatalité persiste, car sur cette fermeture qui n’admet pas de délivrance à la tension accumulée, Bykov condamne sa foule de miséreux… peut-être pas à se faire broyer par les gravats, qui sait ?, mais en tout cas à quelques décennies supplémentaires de ce régime totalitaire nouveau & sans pitié. L’affiche russe, arrogante & oxymorique, montre l’immeuble écroulé : d’aucuns y verront un spoiler & une énormité marketing, mais j’y vois une métaphore : est-ce que, immeuble ou non, l’idiot n’a pas vu 820 vies s’écrouler ?
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