Au commencement il y a les mots. Ceux que l’on agence, ceux que l’on écrit, ceux que l’on raconte et répète à celle qui préférait l’ami à l’amant. Ces mots qui redoublent le réel, qui s’organisent sur la page blanche selon des exigences autres, rien qu’à eux, et que métaphorisent ces couples de jumeaux qui parcourent Paterson, film et ville, identité individuelle et collective qui s’allume sur les autobus ou s’efface sur les murs de brique. Tout est double, et le monde devient une somme de signes à déchiffrer, à interpréter. Les rideaux se remplissent de cercles noirs, le tissu noir se charge de points blancs, les cupcakes affichent fièrement les vaguelettes sucrées sur leur corps chocolaté. Paterson n’est pas une œuvre sur la poésie, sa naissance, sa finalité ; Paterson est poésie en mots, en images, en mouvements et en sons. Paterson n’illustre pas, non Paterson incarne. Et le visage d’Adam Driver, son corps tout entier, sont les réceptacles banaux d’une réalité extraordinaire : « une page vide présente plus de possibilité(s) », indique l’inconnu venu du Japon. La marche du personnage principal aimante des avatars, comme cette jeune fille aux cheveux longs qui écrit sur une chute d’eau. Water Falls, en deux mots. Comme ce Japonais qui demande à s’asseoir et partage la vue, la même chute d’eau que Paterson a, chez lui, encadrée. Tout est double. Deux William dans William Carlos Williams, le fameux poète de la ville. Deux époux : le chauffeur de bus et le chien jaloux. Le personnage de Laura est une touche-à-tout qui rêve de country music en cuisinant des gâteaux, qui ne cesse de couvrir la surface habitable de ses motifs peints en noir, comme le poète griffonne des mots dans son carnet secret avant de prendre la route. Jim Jarmusch signe avec Paterson une œuvre fluide et tranquille, dont le calme paraît constamment sur le point de disparaître – les voleurs de chien, la panne du bus, le pistolet, la destruction du carnet – mais comme retenu, sauvé in extremis par l’écriture, par l’expression d’une sensibilité sur un monde sinon insignifiant et inhabitable. Car qu’est-ce que la poésie, sinon la recherche, à chaque vers rejouée, à chaque page tournée, de l’essentiel dans le transitoire, de ce qui permettra à l’homme d’habiter le monde, un jour après l’autre ?