Paterson est poète, c'est à dire qu'il porte sur le monde un regard capable de l'enchanter, de capter son mystère et sa beauté. Il "respire" la poésie. Sa vie peut paraître monotone : conduire des bus sur le même trajet chaque jour, rentrer dans une petite maison banale, vivre dans une ville qui peut paraître triste avec ses murs de briques et ses entrepôts... Mais on ne peut empêcher le poète de "respirer" et l'air est là, partout où il passe. Il est dans la ville où ont vécu de grands poètes américains, il est dans la maison où l'attend Laura. Paterson n'est pas le seul poète, Laura l'est aussi. Elle l'est non pas avec des mots mais avec cette aptitude à saisir chaque minute qui passe pour en faire un temps de création, pour changer son décor. Elle peint en noir et blanc, comme dans un film muet, les rideaux, les vêtements, les coussins. Elle lance des stries, des zébrures sur l'uniformité des tissus. Elle peint des portraits de son chien, Marvin le boulet qui ne se laisse pas promener par Paterson mais qui le mène par le bout de la laisse. Paterson et Laura sont amoureux, d'un amour à la fois passionné et doux. Ils sont tous les deux capables de transformer la réalité, de l'enchanter. Ils s'admirent et s'aiment. En 1968, un slogans rappelait que sous les pavés il y avait la plage. Dans la vie des deux amoureux, sous les habitudes, sous la routine, il y a l'émerveillement. Imagination et douceur vont de pair chez eux. Pas de violence, pas d'énervement. Quand Laura prépare une tarte au cheddar et aux choux de Bruxelles, Paterson ne fait pas la grimace, il en avale quelques bouchées. C'est qu'il voit dans cette tarte, l'enthousiasme de Laura à avoir voulu innover pour lui, à avoir créé une nouvelle recette. Un très beau passage du film nous montre la rencontre de Patterson avec une écolière qui lui lit un poème. Entre eux deux toutes les distances s'abolissent parce qu'ils savent que la pluie qui tombe à verse est comme la chevelure sur les épaules d'une jeune fille. Une des dernières scènes du film est aussi une rencontre. Paterson découragé d'avoir perdu son carnet de poèmes qui a été dévoré par Marvin, vient s'asseoir devant une cascade. Un Japonais très poli, venu dans la ville pour y voir les lieux où ont vécu des poètes qu'il aime, entame avec lui une conversation et lui demande s'il est poète; Patterson dit que non, il est conducteur de bus. Avant de le quitter, le Japonais qui a compris ce que cachait Paterson, lui offre un carnet vierge. L'instinct de poète peut revenir en force et la créativité reprendre. Cette créativité c'est la vie même, celle qui reprend après les échecs et les déprimes. Les images de Jarmusch sont comme les mots des poèmes, elles sont bienveillantes et douces à la fois, sans aspérité, sans esbroufe. Le carnet vierge, il l'offre à tous les spectateurs pour qu'ils aient envie d'enchanter leur vie, eux aussi.