Clint Eastwood n'a jamais été un grand metteur en scène contrairement à l'imagerie qui traîne chez les cinéphiles. Si on le compare avec les grands cinéastes américains, il est un bon illustrateur, n'ayant jamais signé un scénario digne de ce nom, se contentant de mettre en images. Quand il se décide de se donner un peu de mal, cela donne des films plutôt sympathiques (Honky Tonk man) ou plus complexes (Mystic River et Mémoire de nos pères). À part cela, les intrigues de ses films sont cousues de fil blanc, assez simplistes, versant dans le mélo de luxe (Million dollars baby) ou dramaturgiquement inepte comme dans Gran Torino quand le grand méchant réac devient bon et se sacrifie pour la grande cause. On oubliera les films trop faciles à attaquer comme Firefox ou les Dirty Harry. Ce cinéma classique qui se voudrait l'héritier d'une illustre tradition reste singulièrement surfait pour pouvoir prétendre à une quelconque épaisseur.
À l'époque où les cinéastes américains étaient critiques sur la guerre du Vietnam, la zone filmique a été depuis lors sécurisée. Le héros Chris Kyle voulait devenir un cow-boy, il sera sniper. La légende a changé de camp. Kyle a été élevé par un père ayant mangé trop de viande Charal sans doute. Celui-ci apprend à son fils à tuer de grands animaux et lui lègue une maxime bovine. Il y a trois espèces d'hommes : les loups, les moutons et les chiens de berger. Et il s'agit d'être un chien de berger.
Clint Eastwood enfile les scènes d'un poncif sans précédent : Kyle a la révélation de sa vie le jour où il voit avec sa femme les tours jumelles s'écrouler sur le petit écran. Il s'engage sûr d'être dans le bon camp délaissant sa femme. Imagerie médiatique ou gouvernementale = la réalité. Cela pouvait être intéressant l'histoire d'un américain naïf qui croit dur comme fer à la légende pour en devenir une. Un héros. Auparavant, le héros américain accomplissait des actions pour des idées nobles (Vers sa destinée de John Ford). De nos jours, le héros est un tueur. Surnommé « Le diable de Ramadi », Kyle revendique avoir abattu 255 personnes durant la guerre d'Irak. Le Pentagone confirme 60 tirs létaux officiels faisant de Kyle le tireur d'élite ayant tué le plus de personnes dans toute l'histoire militaire des États-Unis. Un loup selon l'allégorie envisagée. On est bien loin de L'Homme qui tua Liberty Valance de John Ford qui interrogeait la différence entre la légende et la réalité des faits. Nullement ici. Personne ne doute.
C’est même étonnant. Ordinairement, tuer ne va pas de soi. Il n’y a qu’à la guerre où le jeu est permis même pour de fausses raisons. En somme, il faut toujours un prétexte, un mensonge, une propagande, en somme une représentation truquée de la réalité pour que les hommes s’engagent dans une guerre pour aller tuer des ennemis qu’ils ne connaissent pas. Or, quand on réalise un film, il est logique de ne pas imprimer la légende et de trouver des zones d’ombre dans ce qui engage un pays dans la guerre. Nullement ici. Personne ne doute.
On rappellera que le 14 octobre 1990, une jeune femme koweïtienne (« l'infirmière Nayirah ») témoigna, en pleurant, devant une commission du Congrès des États-Unis qu’elle vit des soldats irakiens entrer dans l'hôpital avec leurs armes et tirer sur les bébés en couveuses. Ce témoignage a ému l'opinion publique internationale et a contribué à ce qu'elle soutienne l'action des puissances occidentales contre les armées de Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe. En fait, ce témoignage était faux. La jeune femme, entraînée par Michael Deaver, ancien conseiller en communication de Ronald Reagan, était la fille de l'ambassadeur du Koweït à Washington, Saud bin Nasir Al-Sabah. L'association Citizens for a Free Kuwait, organisée par le gouvernement du Koweït exilé avait commandité cette campagne à une agence de relations publiques Hill & Knowlton (10 millions de dollars).Le gouvernement américain aurait payé 14 millions de dollars à cette agence pour l'avoir aidé. Sans parler évidemment des armes de destruction massives jamais trouvées (le gros mensonge du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld). On est loin du cinéma américain des années 70 tellement plus offensif. Ici, les États-Unis ont raison d’intervenir dans un pays alors que ce dernier n’est pas responsable des attentats du 11 septembre. Peu importe, c’est un méchant.
Clint Eastwood n’interroge donc rien et même entre soldats, on ne parle de rien, de la situation, des doutes, de la justification de cet engagement. Après l’engagement de Kyle, le cinéaste nous offre une bonne quinzaine de minutes d'entrainement chez les seals, ce que Full Metal Jacket de Kubrick égratignait sévèrement avec les GI’s. Kyle rencontre la femme de sa vie dans un bar et ils tombent amoureux : elle aime son homme et la famille mais pas la guerre ; Kyle veut sauver ses hommes et l'Amérique. Le film devient alors en un montage alterné mécanique séquence famille - séquence guerre - séquence famille. Niaiserie totale.
Pour mettre un peu de piment, on a une vague intrigue dramatique : sniper contre sniper et bien sûr, Kyle réussit son tir mais l’ennemi n’a aucune concrétude humaine. Ce sniper Syrien avait blessé des soldats américains dont l’ami de Kyle, Biggles, alors Kyle voit rouge et se venge. Quand Kyle revient aux États-Unis, il va voir son ami à l'hôpital : « Les méchants vont le payer ! » dit Kyle à Biggles. « Tu es la légende. » lui répond son ami. Le dialogue laisse pantois. Vérification est faite : la scène décrit la balle au ralenti qui fonce vers l’autre sniper et l’atteint. Dans American sniper, Kyle touche la tête du premier coup à 100, 500, 800 ou 2000 mètres. Il se concentre un peu, se camoufle derrière un ou deux blocs et peu importe le vent ou autres ingrédients : Chris Kyle envoie ses pruneaux, vise juste, toujours sur des méchants en une seule fois. Kyle trouve même le temps d’appeler sa femme pour lui dire qu'il revient définitivement, le tout au milieu des balles qui sifflent et d’une tempête de sable qui menace.
Rien ne s’arrange au fur et à mesure que le film avance. Dans American Sniper, aucun personnage n'est développé, ni attachant ou intéressant, ni même complexe ou ambigu. Même la scène où Kyle frémit de devoir descendre un enfant (forcément) qui s’empare d’une arme soviétique avant de la laisser tomber est grossièrement appuyée. Bradley Cooper qui interprète le rôle de Kyle est aussi expressif qu’une viande sortie du congélateur. La femme de Kyle propose un tableau pitoyable de la femme de militaire, confiner à enfanter et à attendre le retour de son mari. Elle n’a aucune existence réelle et l'essentiel de sa « mission » est de pleurnicher au téléphone ou d’essayer de retenir son mari qui s'en va aussitôt car c'est une légende. Un tueur.
Les scènes de guerre s'enchainent, irréalistes au possible. Les Irakiens ou autres sont à l’égal des Indiens dans les vieux westerns. Des visages pâles, sans odeur et sans aucune humanité. La parole est refusée à l'ennemi. Aucune sueur dans ce film. La vulgarité et la bêtise sont omniprésentes notamment quand Kyle braque sa femme avec un Colt pour lui demander en plaisantant de se mettre nue. Elle prend ça avec humour et lui répète qu’elle est fière de lui. On frise l’arrêt cardiaque ou le coma devant tant de clichés.
Dans ce film de propagande, Clint Eastwood se révèle fidèle à son ambition
et le générique de fin est affligeant[spoiler] où l’on célèbre la légende avec défilés de drapeaux américains dans une hagiographie qui n’a rien à envier aux régimes staliniens (ou de l’époque du McCartysme)
. [/spoiler]L’idéologie n’a réellement aucune frontière. En tout cas, Clint Eastwood prouve que pour réaliser un tel film à la gloire de l’armée américaine et à son impérialisme qu’il n’a pas l’étoffe d’un cinéaste digne de ce nom. Son personnage, lui, n’a vraiment rien de l’étoffe d’un héros.