Cette critique dévoile la fin du film.
Vol au-dessus d'un nid de coucou n'est pas l'histoire d'un homme, c'est celle d'une conscience de groupe : Jack Nicholson n'est pas le personnage principal du film de Miloš Forman, il en est le vecteur; vecteur qui conduit le spectateur de l'extérieur à l'entrée de l'asile, puis à la rencontre avec les aliénés et aux réunions de groupe thérapeutiques; vecteur aussi de cette conscience de la folie commune à tous ces patients perdus dans leur monde puisque sans repères dans leur tête, prédestinée, par sa posture de fou social (à l'instar de Nicholson dans Shining, Randall P. McMurphy dépareille au sein de la société), à organiser les aliénés en une seule entité, l'âme de l'asile.
On s'en rend compte rapidement, mais Nicholson l'avait compris depuis le début : l'âme de la structure, la plus proche de l'humanité de l'extérieur ne se tient pas du côté de l'équipe soignante, dirigée d'une poigne de fer par la glaçante tortionnaire Ratched, infirmière incarnée avec charisme par l'impressionnante Louise Fletcher, qui trouva surement là le rôle de sa vie, et représentée par des soignants apathiques, violents, revanchards le jour, flemmards et intéressés pour ceux de nuit.
La présence de l'humanité dans l'asile tiendrait plutôt des personnalités exubérantes et délirantes qui le composent, à ces personnages hauts en couleurs incarnés par des acteurs d'une justesse phénoménale sur l'expression de la folie au cinéma : de Brad Dourif à Christopher Lloyd, de Danny de Vito à Will Sampson, accompagnés de Sydney Lassick et Michael Berryman, tout le casting des aliénés, pour une part de grands acteurs à ce jour, porte le film sur ses épaules et complète une écriture incroyablement profonde et neutre sur leurs différentes personnalités, toujours en accord parfait avec les sciences clinique et psychologique.
D'un réalisme saisissant, la représentation de la maladie mentale y trouve une ampleur d'autant plus grande qu'elle est tour à tour canalisée et libérée par l'autre électron libre de Jack Nicholson, parfait dans le rôle, littéralement habité par la personnalité riche du génial et iconique McMurphy. Non content de tenir le film sur ses bras, le personnage/acteur entraîne une ribambelle d'humour bienvenu et libérateur, empêchant dès lors le sujet de tomber dans le pathos, le moralisateur, l'exaspérant.
Vol au-dessus d'un nid de coucou a la qualité de ne jamais porter de jugement : ses personnages, tout perdus qu'ils sont, ont conscience d'être les rejetés de la société, et ne vont pas la maudire pour autant; toute la séquence d'évasion/ballade en bateau en est la représentation la plus juste : face à la normalité de la nature (voguer sur l'eau et Nicholson qui fait l'amour à sa compagne), l'anormalité adopte le comportement d'enfants découvrant le déroulé riche et prometteur de la vie (notamment le personnage de Brad Dourif, qui envie la vie de McMurphy).
Nicholson a donc aussi le rôle de vecteur de l'apprentissage : il leur montre sans filtre ou censure les plaisirs de la vie, au point que devenus curieux, ses nouveaux compagnons d'infortune découvriront, par eux-même, le voyeurisme lié au plaisir de la chair. La hiérarchie les ayant retrouvés, incarnation de la société, les forcera à rentrer dans leur geôle, coupant cours à l'apprentissage de la vie qu'ils avaient débuté.
On peut alors avancer que Nicholson, vecteur d'un peu tout ce qui touche aux conventions sociales, les rend humain en brisant l'individualité de leur maladie mentale : c'est en les regroupant devant un match avec un téléviseur qui n'avait pas servi depuis trop longtemps qu'il leur rend leur statut d'êtres sociaux, d'êtres humains. Capables de s'exprimer en fonction de la société extérieure, ces aliénés, qui ont de nouveau conscience du monde qui les entoure et des moeurs qui le façonne, sont fin prêts à s'évader de l'asile et mener une vie "normale".
C'est alors que la métaphore atteint ses sommets : le sacrifice de Nicholson, au départ conté comme un récit légendaire au sein du groupe qu'il aura unifié et solidarisé, affreusement révélé par le biais du touchant personnage interprété par Will Sampson, le chef Bowden, sert de confirmation du statut de martyr de McMurphy qui, à la façon d'un Jésus sans l'existence de Dieu, meurt afin de libérer ses apôtres sans résurrection possible.
La seule résurrection envisageable est cette liberté gagnée par les aliénés devenus norme de leur asile, puisqu'ils le contrôlèrent, un temps durant, presque entièrement, au point de détruire ses locaux et de se livrer à la débauche de la société extérieure; c'est la première étape de la victoire du sociopathe McMurphy sur la société, à laquelle il prouva, au prix de son âme, donc de sa vie, que même le plus infime des êtres rejetés peut s'élever, surpasser sa condition prédéfinie, transcender ses capacités d'adaptation.
A son sacrifice s'ajoute la mort inattendue de Brad Dourif, qui ne peut plus exister dans son monde intérieur maintenant qu'il a enfin goûté aux plaisirs extérieurs; la société, incarnée par l'infirmière, mère de substitution n'hésitant pas à avoir recours à l'intimidation psychologique pour calmer ses ambitions, qui représente de fait ses attaches parentales étouffantes. Ainsi, celui qu'on pouvait considérer comme le plus susceptible de trouver sa place dans la société est parti avec son seul ami, McMurphy, pour ne pas avoir à affronter les déceptions et les jugements d'une société autoritaire qu'il n'a jamais voulu connaître.
Vol au-dessus d'un nid de coucou, oeuvre magnifique qui fait tomber bien des préjugés et démystifie, par la destinée intelligente du personnage de Nicholson, la maladie mentale jugée à tord comme un handicap, alors qu'elle peut-être une force unique, à condition de savoir comment la canaliser. Malheureusement, tout le monde n'a pas connu Randall McMurphy.