Cela ressemble à s'y méprendre à un récit de Thomas Hardy (romancier dont les œuvres ont déjà été plusieurs fois adaptées au cinéma), mais non, c'est un roman de l'écossais Lewis Grassic Gibbon que le cinéaste britannique Terence Davies a porté à l'écran. Si l'erreur est permise cependant, c'est bien parce qu'on a affaire, dans ce récit comme dans tous ceux de l'auteur de « Tess d'Urberville », à une jeune femme dont tous les désirs se heurtent tôt ou tard au poids de la famille, aux conventions de la société ou aux faits qui les réduisent à néant. Si bonheur il y a, ce ne peut être que de façon passagère, car il se trouve toujours un obstacle, un personnage, un événement, pour le chasser comme feuille emportée par le vent et le remplacer aussitôt par son contraire.
Pour Chris (Agyness Deyn), c'est la figure imposante du père qui contrecarre d'emblée toute velléité d'émancipation. La jeune fille, qui se passionne pour les études, se verrait bien échapper aux pesanteurs de la ferme familale afin d'entreprendre une carrière d'institutrice. Mais il n'est pas simple de prendre son envol dans l'Ecosse pétrie de traditions séculaires et de mœurs archaïques du début du XXème siècle et c'est encore plus difficile quand règne en maître chez soi un père violent et tyrannique. Certes, même dans ce coin reculé de l'Ecosse, l'on voit poindre timidement des idées nouvelles, venues du socialisme par exemple, mais on ne se défait pas si facilement de l'autorité patriarcale. Comme toujours chez le cinéaste Terence Davies, le père est un homme terrifiant qui fait régner sa loi, restant impertubable et sûr de son bon droit même lorsque ses actes provoquent des drames. Chris n'en est que le témoin affligé et impuissant et elle, dont le cœur déborde de compassion pour ceux qui sont victimes, reste de marbre quand c'est au tour du maître de quitter ce monde.
Car le temps passe, lui aussi, inexorablement, emportant tout avec lui, la figure du père, mais aussi les rêves d'une autre vie (une vie d'institutrice par exemple). Et c'est sur sa terre proche de la petite ville de Blawearie, c'est dans la ferme dont elle a hérité que Chris devra mener sa vie. Quand, allant jusqu'à braver les interdits liés à la période de deuil, elle épouse l'homme qu'elle aime, lorsqu'ont lieu les noces, lorsqu'enfin elle est aimée, on peut imaginer que le bonheur est à portée de vie. Sans tarder, c'est vrai, viennent les souffrances d'un accouchement, mais c'est pour laisser place à la joie d'être mère. La vie de fermière ne manque pas de rudesse, mais on peut la mener avec un cœur apaisé.
C'est sans compter cependant avec les événements qui bouleversent le monde, engendrant en l'année 1914 ce monstre que l'on nommera Grande Guerre. Même au fin fond de l'Ecosse, se pose rapidement pour les hommes en âge de combattre la question de s'enrôler ou non. Refuser de partir à la guerre, c'est être condamné à passer le reste de sa vie en portant le fardeau de la honte. Pas de pitié pour les lâches ! Le pasteur de Blawearie n'est pas en reste pour le rappeler, y compris dans ses sermons. En voyant cette scène, en l'écoutant, je ne pouvais pas ne pas songer au sermon d'un autre pasteur, autrichien celui-là, retranscrit dans « Les Derniers Jours de l'Humanité », la pièce que l'écrivain viennois Karl Kraus écrivit pour tendre comme un miroir à ses contemporains. Pasteur écossais, pasteur autrichien : les sermons des deux prédicateurs sont quasi interchangeables. « Sus à l'ennemi ! Mort au Kaiser qui n'est autre que l'Antéchrist ! », éructe l'écossais. «En temps de guerre, tuer n'est pas un péché, mais un service divin », déclare l'autrichien.
Ce que les pasteurs ne disent pas, ce qu'ils omettent soigneusement de révéler, c'est ce que la guerre fait naître dans le cœur des hommes qui la font. Que peut donc engendrer la guerre monstrueuse sinon des cœurs broyés ? A quoi ressemble l'homme doux et bon, le père aimant, quand il revient en permission à son foyer ? Quel homme retrouve l'épouse ? Son mari, l'homme qu'elle aime, ou une sorte d'étranger qui n'a d'autre souhait que de la violer ? Et que devient-il, cet homme-là, quand il lui faut retourner au front, renouer avec l'horreur de la guerre ? Le pasteur, qui croyait de son devoir d'envoyer les hommes au casse-pipe, a-t-il eu un mot, une pensée pour Chris et pour toutes les autres femmes et épouses dont les vies seraient anéanties, les visages inondés de larmes et les cœurs hoquetant de souffrance ?
Le cinéaste Terence Davies, cinéaste discret, plutôt rare, sensible et attachant, dont chaque film est marqué du sceau de l'excellence, signe là un grand et bouleversant mélodrame. Il a parfaitement su recréer à l'écran la vie rude des fermiers écossais du début du XXème siécle, l'attachement à la terre, la peine des hommes qui la travaille, les signes du temps qui passe, l'enchaînement des saisons, etc. Magnifié par une mise en scène intelligente et délicate sachant signifier les fluctuations des cœurs par de simples mouvements de caméra, le film ne laisse jamais indifférent. Le cinéaste sait parfaitement indiquer aussi bien l'irruption de la nuit dans un cœur que les lueurs de l'espoir qui se révèlent à nouveau. Il sait aussi ce qu'il ce qu'on peut montrer à l'écran et ce qu'il est préférable de laisser hors champ. Il donne habilement la place qu'il faut aux chansons locales ou à la musique ; et c'est fort justement un air de cornemuse qui rend hommage aux morts tombés à la guerre. Mais surtout, surtout, en racontant la rude destinée de Chris, son héroïne, c'est une ode à la femme, à son courage, à sa bravoure, à sa ténacité, à sa beauté, que propose le cinéaste et on l'en remercie. 9/10