Ce deuxième film d’Elio Petri date de 1962, et il était pourtant jusque-là inédit en France (bien que récompensé la même année par le « Prix du Meilleur Film » au festival international de Mar de Plata en Argentine). Une version (superbement) restaurée à Turin est enfin distribuée dans notre pays après sa découverte en octobre 2011 au Festival Lumière de Lyon, malheureusement de manière confidentielle (quelques rares salles « Art et Essai »), mais heureusement en VO uniquement. Une belle occasion de (re)découvrir le cinéaste, « palmé » plus tard pour « La classe ouvrière va au paradis » (1971). Dans un tram bondé à l’heure de l’embauche un contrôleur secoue un voyageur qui tarde à lui présenter son billet : et pour cause, il est mort ! Cesare Conversi, témoin de ce triste fait divers, croit se voir dans un miroir : même âge, même allure laborieuse, même solitude que lui. Le quinquagénaire romain, plombier de son état, choqué par cette découverte brutale de son triste sort annoncé, décide d’arrêter de travailler, pour mieux réorienter sa vie (ou plutôt le peu que les statistiques lui accordent encore). Veuf et doté d’un fils ne lui rendant de visites qu’intéressées, il essaie de renouer avec un flirt d’adolescence : échec. Et tout le reste est à l’unisson, retour - sinistre - dans sa campagne natale compris. Ses économies fondant rapidement, Cesare, trop « jeune » pour prétendre à une modeste pension de retraite (en dépit de déjà 40 ans de labeur), doit trouver un moyen d’assurer sa subsistance. Renonçant à une reconversion dangereuse dans l’escroquerie au contact d’un ancien apprenti et d’un avocat marron, ou à la mendicité, il retourne à sa tâche ingrate, routinière et épuisante dans les sanitaires de la capitale, et à son destin, parenthèse d’espoir vite refermée. La grande époque cinématographique d’Elio Petri est celle de l’engagement quasi-militant (très à gauche), en tout cas de la contestation vigoureuse de la Démocratie-Chrétienne alors en place en Italie, ce qui fut un frein certain pour de nombreux distributeurs frileux, avant que la renommée internationale ne vienne corriger le tir (« Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon », satire politique habillée en polar, « Prix Spécial du Jury » à Cannes et « Meilleur Film étranger » aux Oscars, date de 1970). Ces « Jours comptés » du début de sa carrière, relatant les étapes de la nouvelle vie de Cesare en autant de saynètes enlevées et incisives, mi-tendres, mi-amères, aux fréquents gros plans éloquents, est un film davantage dans la tradition du néo-réalisme à la De Sica, avec des ouvertures plus légères de comédie « à l’italienne », gentiment grinçante, à la Risi. La « finitude » est consubstantielle à l’humain (pas mieux traité à cet égard que n’importe lequel des êtres vivants). Petri choisit de rappeler et illustrer cette douloureuse évidence en montrant les tentatives brouillonnes d’un « Misérable » contemporain pour infléchir son destin (pauvre hère dont l’existence programmée se réduit à sa force de travail, Cesare se propose de retarder l’échéance en s’essayant à l’oisiveté). Cet existentialisme tenté avec les armes limitées du prolétaire (recours à la nostalgie d’un amour ancien ou d’un souvenir d’enfance, à l’évasion par procuration, de gare en aéroport, essai avorté de se cultiver – la visite d’un musée l’amenant de manière incongrue à déboucher les éviers d’un éphémère mentor etc.) donne une fable sociale lucide et désenchantée, aux grandes qualités, de fond et de forme. Ces « Jours comptés », quelque part acte d’amour filial de Petri (co)scénariste pour un père à la Cesare, lui aussi ouvrier (chaudronnier) ayant cessé de travailler (mais pour cause de maladie professionnelle) ont une curieuse résonance prémonitoire. Le « héros » a 52 ans, et le film s’achève comme il a commencé, dans un tram (mais de nuit cette fois-ci) : c’est lui que l’on va secouer en vain, au terminus de la ligne – le cinéaste, par ailleurs obsédé selon ses propres dires par la mort, décède prématurément en 1982 des suites d’un cancer, à l’âge de…. 52 ans. La distribution (acteurs peu ou pas connus en France) magnifique d’humanité et de vérité, est emmenée par Salvo Randone (disparu en 1991) dont c’est le plus grand rôle (commissaire dans « L’Assassin », le premier long métrage de Petri, et à nouveau plombier dans « Enquête d’un citoyen au-dessus de tout soupçon », on a pu aussi le reconnaître chez Rosi, Zurlini et même Fellini). Une histoire en aucun cas datée, tout au contraire aux accents souvent très actuels (société clivée, paupérisme grandissant, mal-logement…), en fait simplement intemporelle. Et une belle leçon de cinéma par un metteur en scène un peu (et injustement) oublié.