Le film documentaire de Stéphane Mercurio, "À l'ombre de la république", pointe du doigt des territoires que la population en général ne fréquente guère, les prisons (que je connais aussi en partie, en tout cas j'y suis souvent entré pour y faire des aimations-lecture) et les hôpitaux psychiatriques (là, terra incognita totalement pour moi). Nous y suivons le travail du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL, voir le site cglpl), dont j'avoue à ma grande honte que j'ignorais l'existence. Ce contrôleur, tout nouveau, a été nommé pour six ans en 2008 (une des bonnes décisions du président Sarkozy, donc), il est indépendant et irrévocable. Sa mission est d'inspecter, avec l'aide de bénévoles (dont beaucoup sont issus de la magistrature et du secteur social), tous les lieux fermés : prisons, hôpitaux psychiatriques, centres éducatifs fermés (pour jeunes délinquants, centres peu éloignés des anciennes maisons de correction blâmées par Auguste Le Breton dans "Les hauts murs"), centres de rétention (pour les sans-papiers en attente de renvoi), dépôts de tribunaux, locaux de garde à vue dans les commissariats... Le rôle de ce contrôleur est de voir dans quelle mesure le droit est respecté, la dignité de l'individu sauvegardée, et de constater par des visites l'espace vital, la salubrité des lieux, ainsi que de recueillir des témoignages et des plaintes, s'il y a lieu.
Le film nous montre l'équipe du CGLPL inspectant des prisons (maison d'arrêt de femmes de Versailles, prison centrale de l'île de Ré, prison nouveau modèle de Bourg-en-Bresse, identique à celles de Vivonne et de Mont de Marsan), les locaux d'un commissariat, ainsi que l'hôpital psychiatrique d'Èvreux. S. Mercurio n'a pas eu l'autorisation d'aller filmer en centre de rétention, ce qui en dit long sur le non-droit qui y règne. Bien sûr, on assiste à de nombreux entretiens entre les gens du CGPLP et les détenus, le personnel pénitentiaire, ou les malades et les équipes soignantes. La réalisatrice (oui, malgré son prénom, c'est une femme, paraît-il) ne porte aucun jugement sur les raisons de la présence des individus enfermés. Simplement, elle s'attache à montrer leur vie à l'intérieur, là où l'on est empêché de "regarder le ciel s’en revenir de loin", comme dit le poète (Jean-Marie Gilory, Souffles du large et de la rive).
Le CGLPL pointe du doigt l'arbitraire (les surveillants ont leurs têtes), les injustices, l'exploitation éhontée dans les ateliers (pas besoin d'aller délocaliser en Chine, on peut délocaliser en prison), les privations inadmissibles (un malade de l'hôpital est privé de fromage, de dessert et de café, parce qu'il n'a pas mangé le plat principal, par exemple, ou bien les visites sont interdites aux détenus qui ont été transférés à l'hôpital psy ; des détenus sont privés d'aller à l'école où l'institutrice les attend vainement), l'absurdité des longues peines... À Ré, par exemple, plusieurs détenus savent qu'ils ne sortiront pas, car ce n'est pas la prison qui les adaptera à une éventuelle sortie, quand on a passé vingt ans ou plus en prison : un interviewé y est depuis trente-deux ans, il est entré à dix-huit ans, alors qu'il n'a tué ni violé personne (on comprend qu'il a dû braquer une banque, et on sait qu'on paye plus lourdement quand on s'attaque au sacro-saint argent !). La caméra s'attarde longuement sur les lieux clos, les cellules minuscules, les mitards, les couloirs interminables, les cours (?) de promenade, les chambres de contention pour les psys présumés dangereux et attachés dans leurs lits. "Vivre est bon quand ce n'est pas survivre. La vie réclame quelques moyens. Une pauvre vie a beau être une vie, elle est pauvre. Ce qui lui enlève de la vie", nous dit Bertrand Vergely, dans sa "Petite philosophie pour jours tristes". Triste et bien pauvre vie que celle de ces enfermés !
J'ai été pour ma part encore plus bouleversé par l'hôpital psychiatrique. Je croyais pourtant que depuis les travaux de Michel Foucault (qui a écrit sur la psychiatrie "Histoire de la folie à l'âge classique", et "Surveiller et punir" sur les prisons) et de David Cooper (auteur de "Psychiatrie et anti-psychiatrie"), qui avaient enthousiasmé le jeune lecteur que j'étais dans les années 70, les choses avaient un peu évolué. On apprend dans le film qu'à l'hôpital d'Évreux, 30 % des patients sont admis (et complètement enfermés) sans leur consentement, certains sur un simple arrêté municipal, sans certificat médical préalable !!! Évidemment, "nous vivons à une époque où les décisions politiques ne tiennent plus compte des réalités sociétales, mais du caractère médiatisable des événements", comme dit Ismaël Patrice Achirou, dans "Le dernier des SDF". Comme tous ces gens-là (malades mentaux, prisonniers) ne sont en rien médiatisables, que la majorité de la population préfère fermer les yeux sur leur existence et laisser croître "la haine aux ongles de nuit" (Aragon, dans "Elsa"), on n'est pas prêt d'en entendre parler dans la course électorale (ou le match, on ne sait plus) !
Excellent documentaire qui devrait passer à la télé en début de soirée, et pas à Minuit !